Art contemporain

Vera Molnár : point à la ligne

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 28 mars 2024 - 807 mots

PARIS

Cette figure historique de l’art numérique, qui ne s’en est pas moins affranchie de la rigidité géométrique, bénéficie d’une grande rétrospective au Centre Pompidou.

Vue de l'exposition « Vera Molnár. Parler à l’œil » au Centre Pompidou. © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Janeth Rodriguez-Garcia © Adagp Paris 2024
Vue de l'exposition « Vera Molnár. Parler à l’œil » au Centre Pompidou.
© Centre Pompidou, MNAM-CCI / Janeth Rodriguez-Garcia
© Adagp Paris 2024

Paris. En quittant ce monde deux mois avant l’inauguration de son exposition au Centre Pompidou, mais surtout quelques semaines avant son centième anniversaire, Vera Molnár (1924-2023) a tiré sa révérence en beauté. Sans doute le chiffre « 100 » paraissait-il trop « carré » à celle qui a passé sa vie à titiller les formes géométriques parfaites. Son travail s’inscrit dans la lignée des créateurs qui ont participé à l’avant-garde, et surtout de ceux qui ont épousé la cause de l’abstraction : l’étude scrupuleuse de formes élémentaires. De fait, impossible de ne pas évoquer ici le premier tableau non figuratif de Mondrian, alors que l’artiste adopte un langage pictural minimaliste. Chez lui, la disjonction entre les couleurs et les lignes aboutit à des toiles structurées uniquement à partir de signes élémentaires. Dans Composition avec lignes (1917), l’accumulation de traces noires forme un essaim de croix éparpillées sur la surface de la toile. Tel un échafaudage, cette peinture dénude ses composants, ordonnés selon une construction à la fois économe et élaborée. On songe également aux travaux de cet autre représentant de De Stijl, Bart van der Leck (1876-1958). Avec ce dernier, les toiles sont constituées à partir de courts traits colorés sur fond blanc qui forment des compositions aussi ouvertes que possible.

Pourtant, Vera Molnár, d’origine hongroise, affirme n’avoir pris connaissance de l’œuvre de ces deux artistes, de même que de celle de Malevitch, qu’à son arrivée à Paris en 1947. Pour elle, la révélation, pendant ses années d’apprentissage à l’Académie des beaux-arts de Budapest, fut la découverte du cubisme. Il n’en reste pas moins que la première œuvre du parcours, une représentation schématisée de collines et d’arbres réduits à leurs contours (Collines et arbres, 1946), rappelle immanquablement la célèbre série des arbres de Mondrian, ramenés à leur armature plastique, qui mènent à l’abstraction. Puis, graduellement, ce sont les formes géométriques pures qui deviennent la « matière brute » de l’expérimentation. À l’aide d’une technique sérielle, Molnár obtient des éléments clairement identifiables, qu’elle codifie d’une manière très précise. « Codifie », car la nouveauté qu’elle introduit avec son mari, François Molnár, scientifique et artiste lui aussi, est l’utilisation de l’informatique. Une informatique encore balbutiante, mais qui lui permet la mise au point d’algorithmes simples pour guider le placement des lignes et des formes dans les œuvres réalisées à la main, sur du papier quadrillé. Grâce à cet ancêtre de l’ordinateur qu’elle nomme la « machine imaginaire », Molnár parvient à modifier les images en manipulant un ou plusieurs paramètres. Un exemple de ces tentatives, soient des variations à partir de la lettre « M », accueille le visiteur à l’entrée de l’exposition.

Toutefois, sa forme géométrique de prédilection reste le carré, omniprésent dans son œuvre. On songe à l’article « Grilles » (1968) de la théoricienne américaine Rosalind Krauss, pour laquelle la grille et sa composante principale, le carré, marquent, à partir de Mondrian, toute l’histoire de la modernité. Fascinée, sans doute, par cette structure parfaitement symétrique, composée d’angles droits, Molnár ne cesse de la déconstruire. Déconstruction et déclinaison, devenues encore plus riches quand, en 1968, elle fait partie des rares artistes qui ont accès aux véritables ordinateurs modernes, dans un laboratoire de recherche universitaire à Paris ; en résultent les ensembles de dessins 160 carrés poussés à bout (1976) ou Molnaroglyphes (1975-1976). Pour autant, Molnár est claire quant au rôle de cet outil, déclarant : « L’ordinateur, si étonnant soit-il, n’est pour le moment qu’un outil qui permet de libérer le peintre des pesanteurs d’un héritage classique sclérosé. Son immense capacité combinatoire facilite l’investigation systématique du champ infini des possibles (in catalogue de l’exposition). »

Référence à Klee

Néanmoins, l’originalité de son travail est vite reconnue. Déjà en 1960 elle est invitée à l’exposition pionnière : « Art concret : 50 ans de développement », organisée par Max Bill et Margrit Staber à Zürich. De même, au début des années 1960, elle forme avec Julio Le Parc, Francisco Sobrino, Yvaral ou encore François Morellet le collectif Groupe de recherche d’art visuel (GRAV), qui ont recours à la science et aux matériaux industriels dans leur pratique. Même si le groupe se dissout rapidement, elle garde l’amitié de Morellet, avec lequel elle partage une irrévérence assumée pour toute règle, y compris pour celles qu’elle se fixe elle-même. Cette capacité à se libérer d’une dépendance à l’ordre géométrique rigide, à la froideur de la machine, est particulièrement visible dans la magnifique série « À la recherche de Paul Klee » (1970). Ces travaux composés d’une multitude de carrés aux couleurs variables, traversés par de courts tracés diagonaux, sont exécutés en hommage à l’imaginaire sans fin de l’artiste suisse. Des « clignotants » chromatiques qui pourraient situer définitivement l’œuvre de Vera Molnár entre la stricte série « Hommage au carré » de Josef Albers et les féeriques « Carrés magiques » de Klee.

Vera Molnár. Parler à l’œil,
jusqu’au 26 août, Centre Pompidou, Galerie du musée, niveau 4, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°629 du 15 mars 2024, avec le titre suivant : Vera Molnár : point à la ligne

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