Bande dessinée

Qui est le dessinateur Serguei ?

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 26 mai 2021 - 1357 mots

Dernier dessinateur éditorialiste du Monde, depuis le départ de Plantu, Serguei fait figure de dinosaure. Promoteur d’un dessin sans paroles, ce chroniqueur de la tragédie humaine réunit plus de 300 dessins dans son livre Le Tango du dessinateur.

Citoyen du Monde

Mais qu’est-ce qui rend les dessins de Serguei si reconnaissables, lui qui dit posséder plusieurs styles ? « La mise en scène », répond l’intéressé, qu’il juge « toujours identique ». Ce n’est pas faux, sans être tout à fait vrai… Certes, un dessin de Serguei se reconnaît par sa mise en scène, mais il se distingue aussi par son « trait » – une ligne claire arrondie qui a su accueillir, au fil des dessins, l’angle et la saillie –, comme par son univers – un regard poétique qui nous fait voir l’actualité du monde sans nul autre pareil. Sergio Goizauskas naît en 1956 à Buenos Aires (Argentine), « d’une famille de musiciens et peintres venus des steppes russes et des côtes baltes », dit sa biographie. Entouré de son grand-père et de sa mère concertiste, il apprend le piano et la composition – qu’il pratique toujours. À côté de la musique, il écrit des histoires et dessine, aussi. En 1974, cet « autodidacte en tout » est ainsi remarqué par trois grands dessinateurs argentins, Miguel Bracó, Landrú et Quino, le père de Mafalda, qui lui décernent le premier prix au concours de dessin d’humour Macedonio Fernández. Premier livre, Serguei o no Serguei, qui témoigne déjà d’un remarquable sens de l’épure, et premières collaborations avec la presse argentine. Mais les débuts prometteurs de Serguei coïncident avec l’arrivée au pouvoir de la dictature militaire. Si le dessinateur comprend vite comment contourner la censure, il sait qu’il doit néanmoins quitter le pays. En 1978, il prend un aller simple pour la vieille Europe, escale à Lisbonne avant de débarquer à Paris, la tête pleine « d’images d’Épinal ». Mais ce sont les deux années passées en Auvergne qui lui font comprendre les subtilités de la culture et de la sous-culture françaises. Premières piges pour Marie France, Le Monde de la musique ou L’Écho des savanes, puis, en 1982, premier dessin pour Le Monde (« Le dernier dîner d’un condamné à mort »), quotidien avec lequel il collabore toujours en 2021.

Rendre à Steinberg ce qui appartient à Steinberg

Lorsque l’on questionne Serguei sur ses influences, celui-ci cite volontiers ses pères argentins, Quino (1932-2020) et Crist (Cristobal Reinoso, né en 1946), dit aussi son admiration pour André François (1915-2004), mais revient vite à la source, la seule qui vaille : Saul Steinberg (1914-1999), génial dessinateur roumain naturalisé américain, célèbre pour ses 85 couvertures du New Yorker comme pour les 800 dessins qu’il réalisa pour le journal. « Nous sommes tous des enfants de Steinberg », dit Serguei, qui admet lui être « toujours resté fidèle ». Émigré, lui aussi, fuyant l’antisémitisme montant en Roumanie, d’abord à Milan en 1933, puis à New York en 1941, Steinberg est l’inventeur d’un style éminemment personnel, un dessin à la ligne claire, savant mélange de courbes et d’angles obtus, auquel est redevable Serguei. Son trait est précis tout en étant expressif, virtuose sans être démonstratif. Mais Steinberg excelle aussi dans cet art de l’ellipse et de la métonymie qui lui permettent de se passer de tout commentaire écrit. Est-ce parce que Steinberg pensait dans une langue et dessinait dans une autre, comme après lui Serguei, que ses dessins se passent de paroles ? Ou bien parce que, comme le pense aujourd’hui Serguei, « un bon dessin de presse se passe de tout commentaire » ?

Un dessin cubiste

Pour Serguei, « le dessin de presse est par nature incompatible avec les arts plastiques ». Le premier est au service d’une actualité, d’un message ; les seconds, de l’imaginaire. Pourtant, si l’éditorialiste se revendique davantage de la littérature que des arts visuels – « Jorge Luis Borges et Julio Cortázar sont des écrivains qui m’ont poussé à dessiner », explique Serguei –, le dessinateur se sent proche d’une famille d’artistes dont le père serait Pablo Picasso et les oncles, Paul Klee et Joan Miró. Du premier, il a hérité la capacité à déstructurer les motifs. On retrouve dans ses dessins la simplification cubiste (la forme en amande pour évoquer un œil) comme l’aplatissement de l’espace. Ses profils en dents de scie évoquent également les portraits de la période Dora Maar, qu’il cite de manière explicite dans certains dessins. De Klee, il a repris ce dessin à la ligne qui, comme chez Steinberg, est capable de faire signe avec une surprenante économie de moyens. De Miró, l’influence est tout autre ; elle se situe dans le rêve et les étoiles qui, depuis toujours, envahissent les « enluminures divertissantes inspirées de la tragédie humaine » de Serguei.

Le trublion de la fête

« Il faut que la ville se réapproprie la fête, qu’elle s’amuse », déclare en 2000 le directeur de l’office de tourisme de Nice, Bernard Morel, au journal Le Monde. C’est pour cela que l’organisateur du carnaval, institution touristique alors en perte de vitesse, invite Serguei, dont il apprécie les dessins de presse, à réveiller le défilé. En 1994, la ville avait déjà confié les festivités à des artistes, à Arman, Ben, Combas, Sosno et Tobiasse, mais cela n’avait pas suffi à réenchanter la manifestation ancestrale, ni à réconcilier les tenants du conservatisme et les partisans du renouveau. En 2000, l’organisateur souhaite donc renouer avec la veine populaire et « sulfureuse » du carnaval, avec son esprit moqueur et politiquement incorrect, tout en rajeunissant l’image du corso (le défilé). Pour cela, il donne carte blanche à Serguei, promu « Grand Ymagier du Roy », qui dessine une vingtaine de chars ainsi que les « grosses têtes », et transcende la fête. Le dessinateur s’écarte alors des figures traditionnelles, notamment fixées au XXe siècle par Alexis et Gustav-Adolf Mossa, peintres niçois père et fils. Il impose ses thèmes (les droits de l’homme, la consommation, la connaissance, le big bang…) et remet au goût du jour l’allégorie politique. C’est ainsi que l’on distingue sur un char la caricature du président Jacques Chirac en poulet aux hormones se disputant une pomme avec son Premier ministre Lionel Jospin incarné, lui, en cochon-tirelire. Mais le dessinateur y introduit aussi son imaginaire poétique, comme le char dédié à la femme du big bang qui enfante des étoiles. Citant Bernard Morel, Nice-Matin parle d’une édition « électrochoc » du carnaval, qui ne manque pas de déclencher une « fronde nissarde » contre ce dessinateur « parisien » venu dévoyer l’identité culturelle niçoise. Preuve que du dessin aux sculptures-chars, Serguei n’avait pas perdu son sens de la caricature…

On a kidnappé Serguei !

Pas de « blues » du dessinateur, mais un « tango », cette musique argentine que Serguei Goizauskas n’a appris à aimer qu’une fois exilé en France. « Lorsque je vivais en Argentine, on parlait de football et on écoutait du tango toute la journée. Je n’en pouvais plus ! », se souvient-il. Conte illustré, Le Tango du dessinateur n’est pas le premier ouvrage littéraire de Serguei, qui a déjà publié plusieurs romans illustrés, dont La Poubelle des merveilles (Albin Michel, 2018), Dieu, les Anges et la Femme (Seuil, 2001) et L’Ivresse des livres (Stock, 1994). Mais son dernier livre, sans doute le plus personnel, est cette fois à ranger dans la catégorie des beaux livres, nés de la rencontre entre un auteur (Serguei) et une jeune maison d’édition (Herodios). « Je voulais publier un bel ouvrage, sur le modèle d’un catalogue de Miró que j’avais eu entre les mains », raconte l’éditorialiste. Le conte s’inspire de la propre vie de l’auteur : un dessinateur de presse appelé Serguei, né à Buenos Aires sous la dictature militaire, est kidnappé par deux molosses « bâtis comme des sumotoris » lors d’une promenade dans le Quartier latin. Les yeux bandés, il est conduit en limousine dans un théâtre perdu au milieu d’un labyrinthe souterrain, où l’attendent pour le juger un public, un scribe et, pour assurer sa seule défense, un tas de dessins volés dans son atelier… Ce sont ces dessins, une sélection de plus de 310 dessins de presse réalisée parmi plusieurs milliers de planches publiées depuis les années 1980, qui accompagnent Le Tango du dessinateurà la manière d’une rétrospective qui serait organisée selon des thèmes chers à Serguei : la religion, l’environnement, l’éducation, les dictateurs, la finance, l’espace…

Serguei, Le Tango du dessinateur,
Éditions Herodios, 304 p., 29 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°744 du 1 juin 2021, avec le titre suivant : Qui est le dessinateur Serguei ?

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