Engagement

La désincarnation de sainte Orlan

Pari réussi pour la sculptrice, qui surprend par sa force plastique en réponse à la carte blanche donnée par l’abbaye de Maubuisson

Par Julie Portier · Le Journal des Arts

Le 8 décembre 2009 - 726 mots

SAINT-OUEN-L’AUMÔNE - On aurait pu craindre une mise en scène pompière de la canonisation de sainte Orlan, mais c’était sans compter sur les ressorts d’une œuvre qui, depuis plus de quarante ans, ne cesse de surprendre par sa justesse, son originalité, et ici plus que jamais, sa force plastique.

La carte blanche de l’abbaye de Maubuisson (Val-d’Oise) est l’occasion, pour Orlan sculptrice, de se mesurer à une architecture monumentale, chargée d’histoire et de symboles. Pari réussi. En mettant à distance son propre corps comme medium, elle ne lâche rien de son engagement contre les discriminations et la standardisation de la pensée. L’exposition « Unions mixtes, mariages libres et noces barbares » compose une ode joyeuse et crue à l’hybridation – dans tous les sens, avec des œuvres inédites produites par le centre d’art départemental défendu par Orlan comme « l’un des seuls lieux en France qui donne encore les moyens de créer ».

« Hybridons-nous ! »
Dans la grange à dîme, transformée en drive-in, une limousine gonflable symbolise les rêves et les amours formatés dont l’air de paso doble, qui fanfaronne jusque dans le parc, semble annoncer l’ambition de l’artiste de lui crever les pneus avec l’élégance d’un toréador. Y est projetée la bande-annonce de l’exposition, Remix d’un film de Costa-Gavras où Orlan apparaît un shaker à la main pour lancer joyeusement l’injonction : « Hybridons-nous ! » Et de montrer l’exemple dans ce film réalisé pour SOS Racisme, où l’artiste actualise le motif du costume d’arlequin en substituant au patchwork le croisement génétique. Chaque losange montre la rencontre de ses cellules avec celles d’individus d’autres origines, qui font encore l’objet honteux d’un classement à part dans les laboratoires. Un caniche rose, un japonais belge : « Tout est possible ! », s’exclame Roberto Benigni en barman hystérique. Même le pire, comme pourrait sous-entendre « Noces barbares ». Car, tout en célébrant le métissage, la sculpture dressée dans la salle du parloir de l’abbaye, Sculpting Brushes 1, prophétise la mutation du genre humain, esclave des nouvelles technologies. Dans la pénombre, elle appelle le dévot de son corps incandescent, celui d’une femme noire au visage de l’artiste sur lequel poussent des excroissances reptiliennes. Campée sur un socle imitant les atomes de coltan (indispensables à la fabrication des téléphones portables ou des missiles), l’idole dénonce son propre culte (et, au passage, celui de l’artiste), qui ne veut s’encombrer de la conscience des guerres dues au commerce de ce minerai en Afrique.

Clou du spectacle, les sculptures monumentales, Différence et répétition, réinterprètent le motif de la vierge et du drapé adopté par Orlan dans les années 1980. Les trois robes sont vidées de leur chair, celle de la religieuse qui « en passant l’uniforme se voit privée de toute jouissance », du mannequin déambulant sur le podium, ou encore de l’artiste qui achève ici la retraite du corps dans l’œuvre. Sur le socle en papier bulle, la perfection plastique du lourd modelé feignant la lévitation trouve l’humilité de ne pas éclipser la force symbolique de l’œuvre, dont les trois couleurs (noire, blanche et or) ne sont qu’un indice. Célébration du baroque sous les voûtes d’ogive, de la féminité au couvent, de l’identité sous l’uniforme (aucun moule pour façonner ces trois sculptures), de la dignité dans la réification (la peinture de carrosserie n’étant pas sans évoquer les fantasmes masculins), les trois grâces d’Orlan condensent toutes les contradictions que suppose la désinvolture. Massives, entières, elles sont pourtant le parangon du Remix : des temps, des espaces, des identités, des références (dans l’appropriation) et des autoréférences. Une fois brisés tous les cadres de pensée, l’artiste elle-même peut-elle s’affranchir des attentes du public (sous couvert, tout de même, d’un pseudonyme) en réalisant une œuvre aussi surprenante que réussie ? Dans les anciennes latrines, un polyptique en croix supporte des images télévisuelles de matches de football. À ses pieds, des ballons comme autant d’offrandes ornées d’extraits de la bible à connotation érotique. Pas de sortie de terrain ici, au contraire. L’œuvre poursuit la critique, en lieu choisi, de l’emprise sur l’individu des codes politiques, religieux, culturels, ou tout à la fois.

ORLAN : UNIONS MIXTES, MARIAGES LIBRES ET NOCES BARBARES, jusqu’au 8 mars à l’abbaye de Maubuisson, rue Richard-de-Tour, 95310 Saint-Ouen-l’Aumône, tlj sauf mardi 13h-18h, week-end 14h-18h, tél. 01 34 64 36 10. Catalogue à paraître, coéd. abbaye de Maubuisson et galerie Michel Rein

ORLAN
Nombre d’œuvres : 4 œuvres inédites, coproduites par l’abbaye de Maubuisson et le conseil général du Val-d’Oise

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°315 du 11 décembre 2009, avec le titre suivant : La désincarnation de sainte Orlan

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