Soft power

STRUCTURATION DE L’OFFRE

La délicate réorganisation de l’ingénierie culturelle

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 14 décembre 2021 - 1628 mots

FRANCE

Face à l’évolution d’un marché concurrentiel, la France cherche un modèle moins centralisé et plus souple.

Site d'Al Ula en Arabie Saoudite, pour lequel l'agence française Afalula assure une mission de développement et de co-construction. © Photo Ammar Abd Rabbo
Site d'Al Ula en Arabie Saoudite, pour lequel l'agence française Afalula assure une mission de développement et de co-construction.
© Photo Ammar Abd Rabbo

Paris. Un des indices de la place centrale qu’occupe le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) parmi les opérateurs de la coopération culturelle est la tutelle qui le lie à ces opérateurs, parfois source de frictions. Ainsi à l’Agence française de développement (AFD), Rémy Rioux hésite-t-il à employer le terme « tutelle » pour désigner le MEAE, qui l’est pourtant au même titre que Bercy (ministère de l’Économie et des Finances). Au MEAE, Michel Miraillet, préfère rappeler que « la direction de la Mondialisation alloue à l’AFD environ 900 millions d’euros chaque année, principalement en “dons-projets” ». Le MEAE finance en effet la plupart des opérateurs publics liés à la coopération, et c’est à ce titre qu’il a engagé une réforme de l’ingénierie culturelle.

La question de l’expertise

Le maillage géographique du réseau diplomatique français ne suffit plus à soutenir le soft power français malgré sa densité : le MEAE a donc redéfini les champs de compétences des opérateurs culturels à l’étranger. C’est le cas de l’Institut français (IF), qui réalise désormais des projets avec l’AFD depuis que celle-ci s’occupe de culture. « Pour ces projets, l’AFD est bailleur et l’IF est opérateur. Le partenariat s’est renforcé ces dernières années », indique Erol Ok, son directeur général. L’IF peut intervenir dans les domaines du numérique, de la francophonie ou du spectacle vivant en synergie avec des opérateurs, mais pas sur des questions d’expertise : « Nous n’avons pas de mandat pour travailler avec Expertise France, même si nous n’excluons pas à l’avenir de travailler avec eux », précise Erol Ok, confirmant que la notion d’expertise gagne en importance.

L’AFD a vu de son côté ses compétences s’élargir à partir de 2015-2016, y compris pour des projets concernant des musées (ainsi au Bénin). En outre, depuis la loi de programmation de juillet 2021, l’AFD est censée intégrer en son sein Expertise France, qui à terme « deviendra une filiale, une plateforme consacrée à l’expertise internationale », souligne Rémy Rioux. L’agence Expertise France avait été créée après la suppression du ministère de la Coopération en 2014 et intervient désormais aussi dans le domaine culturel.

La réorganisation se dessine donc autour de l’expertise française, dans l’idée de valoriser les savoir-faire sur un marché très concurrentiel. Ce sont les postes du réseau diplomatique qui constituent le premier interlocuteur pour les projets comprenant des experts français. Le ministère a d’ailleurs créé le Fonds de solidarité pour les projets innovants (FSPI), à destination « des projets où il y a déjà un expert désigné, y compris dans le domaine de la culture », détaille Michel Miraillet. Ce financement rapide convient à des projets « entre 100 000 et un million d’euros, donc modestes », et la culture représente près de 20 % des projets. Le directeur de la Mondialisation annonce que le budget alloué au FSPI « va augmenter sur les deux ou trois prochaines années », signe que le ministère parie sur cet outil pour gagner des marchés.

Mais la concurrence reste rude au niveau international, même dans les régions où la France est bien implantée : ainsi, pour le site archéologique d’Al-Ula (Arabie saoudite), « le marché reste ouvert, il y a plusieurs autres cabinets de conseil impliqués, et plusieurs pays étrangers », indique Michel Miraillet. C’est ce qui explique la montée en puissance d’agences dont le statut diffère de celui des opérateurs : ainsi d’Afalula, dont le capital de départ est détenu par la France mais dont les activités sont financées par les Saoudiens – « selon les termes de l’accord d’origine », précise son président, Gérard Mestrallet. L’agence est mandatée par La Commission royale pour Al-Ula, une société de développement saoudienne financée sur fonds publics, mais au conseil d’administration d’Afalula siègent entre autres « deux représentants du MEAE et deux de Bercy », poursuit Gérard Mestrallet, qui ajoute que « les relations avec le Quai d’Orsay sont étroites ». L’expertise ici s’allie aux enjeux diplomatiques, sous la houlette du MEAE. C’est ce même processus qui a présidé à la création de France-Muséums en 2007, dans une alliance stratégique avec les Émirats arabes unis (EAU). Michel Miraillet siège au conseil d’administration aux côtés des présidents du Louvre ou du Musée d’Orsay. Le directeur de France-Muséums, Hervé Barbaret, note d’ailleurs que si les musées et le ministère de la Culture fournissent « le contenu des projets » avec l’expertise de l’agence, le MEAE reste très présent dans les discussions. Comme la plupart des acteurs du secteur, France-Muséums prospecte de nouveaux marchés en s’appuyant à la fois sur « des consultants sur le terrain » et sur le réseau diplomatique.

La Meci, une mission au ministère de la Culture

Le MEAE n’a pourtant pas le monopole de l’ingénierie culturelle à l’international, et le ministère de la Culture dispose d’un service de coopération qui a piloté les implantations du Centre Pompidou à Shanghaï et Malaga ; il dispose aussi de la mission « Expertise culturelle internationale » (Meci). Hervé Barbaret a contribué à la création de cette mission lorsqu’il était en poste au ministère, et précise qu’« à l’époque, la Meci s’occupait de projets transmis par le MEAE », à la suite des demandes émanant de l’étranger. La Meci dirigée depuis novembre 2018 par Agnès Saal revendique une dizaine de projets « réalisés ou en cours », concernant le patrimoine et la gouvernance : sur ce point, la Meci peut en effet se distinguer des autres acteurs, car il lui revient de trouver des experts pour répondre aux demandes. C’est le cas en Tunisie, où elle a contribué avec Expertise France à une politique de mise en valeur du patrimoine. Agnès Saal évoque aussi « la prospection de nouveaux marchés » parmi les tâches de cette mission, mais ses dimensions modestes la font passer au second plan face au MEAE.

Dans cette réorganisation kaléidoscopique, certains éléments attirent l’attention : le MEAE parie notamment sur les personnalités du monde de la culture à l’instar de Jean-Luc Martinez. L’ancien président du Louvre a été nommé « ambassadeur pour la coopération dans le domaine du patrimoine » à l’été 2021 par le président Emmanuel Macron, dans le cadre plus large de l’ingénierie appliquée au patrimoine, un dispositif centré sur la fondation Aliph (Genève). En effet, la France est cofondatrice de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit avec les EAU, et le conseil scientifique est présidé par Jean-Luc Martinez. Si le directeur exécutif, Valéry Freland, insiste sur le fait que l’« Aliph est une fondation de droit privé suisse avec le statut d’ONG » pour prouver son indépendance, le MEAE prend moins de précautions. Michel Miraillet déclare que l’« Aliph est un élément important de la diplomatie d’influence française, tout comme Jean-Luc Martinez ». La fondation centralise les demandes d’aide formulées par des pays où le patrimoine a été détruit, et finance des collaborations avec des institutions françaises (Louvre, CNRS) et internationales. Les gros chantiers qu’elle gère en ce moment sont l’Afghanistan, le Mali, le Soudan, l’Irak et le Liban, des pays où la France étend son influence. Et la France est omniprésente dans les organes de l’Aliph : outre la présence de Jean-Luc Martinez, on note que Valéry Freland est un ancien diplomate du Quai d’Orsay, et que la conseillère d’Emmanuel Macron Bariza Khiari siège au conseil d’administration en tant que représentante de la France.

Ce système centralisé laisse pourtant un peu d’autonomie aux institutions culturelles pour leurs actions internationales. C’est le cas de l’Institut national du patrimoine (INP), qui intervient au Liban et en Irak pour former le personnel des musées, numériser des archives ou restaurer des collections muséales. À noter qu’une partie de ces projets se fait avec l’Aliph ou l’AFD, donc des relais du MEAE. Le directeur de l’INP, Charles Personnaz, mentionne aussi « la formation du personnel du Musée national de Yaoundé dans le cadre d’un projet financé par l’AFD, et un projet de pôle universitaire autour du patrimoine au Sénégal ». Là encore, les grands opérateurs publics participent aux projets, ce qui est toujours le cas en Afrique. À titre d’exemple, en Éthiopie se croisent la Meci, l’AFD (5 millions d’euros pour les églises de Lalibela), Expertise France, l’INP, l’Aliph (un million de dollars pour Lalibela) et plusieurs musées français dont celui des Confluences (Lyon). L’Afrique bénéficie d’un statut particulier à l’IF également, car jusqu’en septembre 2021 un département lui était dévolu ainsi qu’aux Caraïbes, alors que les autres départements de l’IF sont organisés par discipline. Une réflexion est en cours à ce sujet au sein de l’IF : « L’Afrique est une priorité forte au cœur de nos actions, précise Erol Ok . Toutefois, au-delà d’un département spécifique, c’est une action tournée vers la solidarité internationale que nous menons. » Le programme « Accès culture » a ainsi été réalisé en 2020 en partenariat avec l’AFD, « dans une optique d’accès à la culture et de solidarité », explique Erol Ok. Il se trouve que l’AFD réalise déjà plus de 60 % de ses actions en Afrique tous domaines confondus, et que le réseau diplomatique y est dense, ce qui justifie que l’Afrique reste « un axe fondamental pour le soft power français », selon Michel Miraillet.

Face à ces grands projets, quelle place pour des acteurs privés ? Manifesto a récemment remporté des concours dans le monde arabe, et ses fondateurs estiment que leur agence « permet d’aller au-delà du premier cercle des institutions culturelles », alors que « dans les zones où la France est déjà présente via la coopération culturelle, ce sont l’AFD et Expertise France qui remportent les projets ». Hervé Digne regrette que les ministères n’aient pas une filière pour l’ingénierie appliquée aux arts plastiques : « On a créé la French Tech, pourquoi ne pas créer une filière “Art France ?” ». Alexandre Colliex estime de son côté qu’à terme « il y a un risque d’éviction des acteurs privés par les institutions sur les projets d’ingénierie culturelle ». La structuration en cours de la réponse à la demande d’ingénierie culturelle à l’étranger n’en est qu’à ses débuts.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°579 du 10 décembre 2021, avec le titre suivant : Entre centralisation et acteurs émergents, la délicate réorganisation de l’ingénierie culturelle

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