Turner et Le Lorrain

L’élève à l’égal du maître

L'ŒIL

Le 1 décembre 2002 - 1693 mots

Le Musée des Beaux-Arts de Nancy confronte deux grands maîtres du
paysage : Turner (1775-1851) et Claude Gellée dit Le Lorrain (1600-1682). Le premier vouait au second une profonde admiration et son travail en porte fortement l’empreinte, de ses débuts jusqu’à ses œuvres les plus abouties. 95 peintures, dessins et gravures retracent leurs parcours.

Quand Turner était très jeune, il alla voir les tableaux d’Angerstein (marchand et banquier londonien dont l’exceptionnelle collection de tableaux anciens allait former le noyau initial de la National Gallery à Londres). Angerstein entra dans la pièce au moment où il regardait le port de mer du Lorrain (L’Embarquement de la Reine de Saba de 1648) et lui adressa la parole. Turner, troublé, agité, fondit en larmes. M. Angerstein le pressa pour connaître la cause de son émoi et Turner répondit avec passion “parce que je ne pourrai jamais rien peindre d’égal à cela” ». A peu près au même moment (nous sommes en 1799, Turner n’a pas encore 25 ans), devant un autre tableau du Lorrain, Paysage avec le père de Psyché sacrifiant à Apollon (1663, Anglesey Abbey), que William Beckford venait d’acheter à un collectionneur romain, il était, raconte l’un de ses contemporains, le peintre Farington, « à la fois content et malheureux de l’admirer ; il le trouvait au-delà de toute imitation possible ». Cinquante ans plus tard, devenu l’un des maîtres de l’école anglaise, Turner, outre tout son fonds d’atelier, léguait spécialement à la National Gallery deux de ses œuvres, Didon construisant Carthage, qu’il aimait tellement qu’à un acheteur éventuel il avait répondu qu’il se ferait enterrer avec, et Lever de soleil dans la brume ; pêcheurs nettoyant et vendant le poisson, une toile de 1807, rachetée par lui-même une dizaine d’années après l’avoir vendue. Mais il y mettait une condition, une seule : que les deux tableaux soit accrochés avec L’Embarquement de la Reine de Saba et un autre Claude, Le Mariage d’Isaac et de Rébecca de 1648, qui avait aussi appartenu à Angerstein. Ainsi, à la fin de sa vie, pensait-il avoir égalé sinon surpassé l’un de ceux qui, depuis ses débuts, l’avaient le plus fortement inspiré. Les conservateurs successifs ne cessèrent de respecter son vœu : pendant longtemps les deux tableaux de Turner ont été accrochés au milieu des Claude Lorrain, mais aussi des Poussin et des Dughet de la salle du XVIIe siècle français, illustrant magistralement au yeux des visiteurs la continuité d’une tradition, celle du grand paysage classique, composé, souvent justifié par un sujet historique, mais aussi la réalité d’une influence, évidente d’un point de vue stylistique en terme d’imitation, plus subtile en ce qu’elle touche aussi à l’esprit même de la peinture. Aujourd’hui les quatre tableaux sont disposés, isolés, dans un cabinet de passage, et la démonstration voulue par Turner en souffre quelque peu. Mais demeure l’hommage, aussi bien que l’orgueil de l’élève qui se compare avantageusement à son maître. L’exposition qui ouvre en ce mois de décembre au Musée des Beaux-Arts de Nancy, rassemblant 15 œuvres de Claude (une peinture, dix dessins et quatre estampes), mais surtout un considérable ensemble de Turner (13 peintures, 36 œuvres sur papier dont de très nombreuses aquarelles, cinq estampes et 19 carnets de dessins), permet de faire le point sur les rapports, plus complexes qu’il n’y paraît, entre les deux artistes.
En dehors de ses inclinations personnelles, tout dans l’Angleterre de son temps devait naturellement orienter Turner vers Le Lorrain. Celui-ci, en effet, y était depuis longtemps admiré, et fort collectionné. L’engouement pour le peintre se manifestait par la présence outre-Manche, dans les collections aristocratiques, de nombre de ses tableaux et de ses dessins, tellement prisés qu’ils y étaient peut-être en plus grand nombre qu’en France à la même époque. Le Liber Veritatis, ce recueil où Claude avait consigné le dessin de chacune des toiles qu’il avait exécutées, n’était-il pas l’un des fleurons du cabinet du duc de Devonshire ? Il venait justement d’être entièrement gravé par Richard Earlom, un des maîtres de la « manière noire » ou « manière anglaise », et publié en 1777 en deux volumes par Boydell, le plus grand éditeur d’estampes londonien. Car, et c’est là un autre point important pour comprendre la facilité avec laquelle Turner a pu étudier de près Claude Lorrain, on ne se contentait pas d’accumuler les œuvres de celui-ci. Visibles pour les amis et les relations de leurs heureux possesseurs, ainsi que pour les artistes bien introduits (et Turner le fut très rapidement grâce aux mécènes qui le protégèrent à ses débuts, puis ensuite par sa propre renommée et sa position au sein de la Royal Academy), elles étaient aussi diffusées par le biais de l’estampe de reproduction. Turner put donc étudier Claude très vite, et très bien. D’ailleurs, lorsqu’il se rendit en France après la paix d’Amiens, en 1802, et qu’il put voir les Claude Lorrain conservés au Louvre, il n’en fut pas vraiment marqué : sa familiarité avec lui avait trouvé largement de quoi se nourrir en Grande-Bretagne même.

La passion des maîtres du passé
Turner ne se contenta pas de copier Claude comme il l’aurait fait d’un autre artiste, pour se former, se faire la main, se constituer un vocabulaire de formes, un répertoire d’idées. Il s’en servit dans des tableaux originaux, parfois littéralement, aussi bien dans le choix des motifs et de la composition que dans la technique même et les effets de matière ou de pinceau. Didon construisant Carthage est ainsi très proche de L’Embarquement de la Reine de Saba, et ce n’est pas un cas isolé. Quelquefois le démarquage est plus subtil, un même tableau de Claude servant de source d’inspiration à plusieurs toiles de Turner. C’est notamment le cas du Paysage avec Laban et ses filles, conservé alors comme aujourd’hui à Petworth, le château du grand protecteur de Turner, lord Egremont. Cette œuvre que Turner aimait tout particulièrement, et qu’il retrouvait à chacun de ses nombreux séjours à Petworth, donna lieu à tout un ensemble de variations qui s’étendent sur une vingtaine d’années. On en retrouve d’abord la marque dans La Fête des vendanges à Mâcon de 1803 (Sheffield, Sheffield City Art Galleries), mais aussi dans La Harpe éolienne de Thomson (1809, Manchester, City of Manchester Art Galleries), puis dans Apullia cherchant Apulius, d’après Ovide (1814, Londres, Tate Gallery), et enfin dans Angleterre : Richmond Hill, le jour de l’anniversaire du Prince Régent (1819, Londres, Tate Gallery). A chaque fois le motif est analogue, un grand paysage avec les larges méandres d’un fleuve en contrebas à l’arrière-plan, tandis qu’au premier, parmi des bouquets d’arbres, se déploient des groupes de personnages, antiques dans certains cas, contemporains dans d’autres. Il n’y avait là rien de choquant pour les contemporains : il ne s’agissait pas de plagiat, mais de la reprise d’un motif connu, admiré et identifié par tous, artistes, critiques et plus généralement le public. Dans l’esprit de l’époque, s’inspirer de tels modèles était l’une des règles de l’art, et les égaler sur leur propre terrain l’indication d’un grand talent. Un critique remarqua ainsi, lorsque La Fête des vendanges fut exposée au Salon annuel de la Royal Academy : « c’est, sans conteste, le premier paysage de ce genre qu’on ait peint depuis l’époque de Claude Lorrain, dont Mr. Turner a très évidemment regardé les œuvres avec profit ; nous osons affirmer qu’il a même surpassé ce maître par la richesse et les formes de certaines parties du tableau. Le paysage est d’une beauté exceptionnelle ; le dessin des nombreuses figures et leur groupement montrent des qualités de style bien supérieures à celles de Claude ».
Les dernières années du XVIIIe siècle et les deux premières décennies du XIXe, qui voient s’affermir la position de Turner au fur et à mesure que sa carrière prend définitivement son essor, sont aussi celles où sa dette envers Claude est la plus évidente : toujours présente, elle sera peut-être moins perceptible ensuite. Caractéristique à cet égard est l’entreprise qui l’occupa entre 1807 et 1819, le Liber Studiorum, à l’évidence inspiré de la publication du Liber Veritatis par Earlom et Boydell. De format analogue, de technique identique (l’eau-forte et la manière noire), imprimé dans des tons comparables, bruns-rouges, le Liber Studiorum différait néanmoins de son illustre modèle sur plusieurs points : il reprenait aussi bien des peintures que des aquarelles ou des dessins, ne visait pas à l’exhaustivité, et surtout était organisé différemment, les diverses rubriques prévues par Turner (« historique », « montagneux », « pastoral », « architectural », « marine », « pastorale élevée », « élégante » ou « épique ») visant à organiser l’ouvrage comme un livre d’études et, à son tour, de modèle. Il se vendit toutefois très mal et, par la suite, Turner sut, cette fois avec succès, trouver des formes d’estampe originales, plus conformes à son époque, comme les ouvrages topographiques, les relations de voyages ou les vignettes de luxe. C’est dire qu’il sut, dans ce cas précis mais plus généralement dans le reste de son œuvre, s’affranchir aussi du modèle de Claude. Celui-ci n’était d’ailleurs pas le seul maître du passé qui l’avait marqué. Poussin en était un autre, mais aussi Watteau (certains des personnages de Angleterre. Richmond Hill sont ainsi imités de L’Ile enchantée alors dans la collection d’un de ses amis). Et Turner ne regardait pas que la France : les paysagistes hollandais, notamment, furent aussi pour lui d’insurpassables modèles : les personnages du Lever de soleil dans la brume sont ainsi habillés comme des hollandais du XVIIe siècle. En définitive, c’est sans doute moins dans les reprises formelles que le lien entre Turner et Claude est le plus fort, mais plutôt dans la conception commune à tous les deux que le paysage composé égale en noblesse la grande peinture d’histoire, la sensibilité en plus.

L’exposition

L’exposition « Turner et Le Lorrain » est organisée par la Tate en collaboration avec le British Council et la Ville de Nancy. Elle est ouverte du 13 décembre au 17 mars, de 10h à 18h. Fermé le mardi et le 1er janvier. Musée des Beaux-Arts, 3, place Stanislas, 54000 Nancy, tél. 03 83 85 30 72, fax 03 83 85 30 76, www.mairie-nancy.fr.

A lire

Le catalogue de l’exposition, éd. Hazan, avec des textes de Michael Kitson et Ian Warrell, 180 p., 38 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°542 du 1 décembre 2002, avec le titre suivant : Turner et Le Lorrain

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