Représenter l’irreprésentable

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 29 novembre 2023 - 626 mots

Ne voulant pas laisser au Hamas le monopole des images du 7 octobre, le gouvernement israélien a fait réaliser un montage sur ces atrocités.

Ce dernier associe des séquences prises par des caméras de surveillance, publiques et privées, celles de secouristes, voire de victimes à celles réalisées par les terroristes, équipés de caméras GoPro attachées sur leurs corps. Le Hamas a repris la technique de Daech, filmer « l’exploit », le diffuser instantanément et mondialement pour déclencher la « joie » ou la peur. Le gouvernement projette désormais ce montage devant des parlementaires et des journalistes, un peu partout dans le monde. Ce documentaire de 45 minutes est qualifié d’insoutenable, les souffrances des victimes à la mort planifiée, les exactions sur les cadavres paraissant si insignifiantes à des terroristes jouissant de leur sadisme. Dans nos mémoires, à ces images doivent s’ajouter celles, provenant d’autres sources, des bombardements de civils palestiniens à Gaza par une armée israélienne dont la réaction est impitoyable.

Comment vont réagir les artistes ? Ils vivent dans un monde d’images et en créent de nouvelles. Ceux dont le travail s’inspire du réel, voudront témoigner de cette « nouvelle » barbarie. « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. » La citation – tronquée – de Theodor W. Adorno avait agi en 1949 comme une sentence tétanisant longtemps le monde de la création. Mais le philosophe allemand s’était expliqué par la suite : « Comme le monde a survécu à son propre déclin, il a néanmoins besoin de l’art en tant qu’écriture inconsciente de son histoire. Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les œuvres font écho à l’horreur extrême », (1962). L’impossibilité et, en même temps, la nécessité de l’art : voilà la contradiction dans laquelle doivent se débattre les artistes. Et l’Holocauste ne les a pas empêchés de rendre compte des horreurs du monde, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui puisque celles-ci n’ont pas cessé sur tous les continents. Comment alors représenter l’irreprésentable ? La force de certaines représentations du passé nous les fait toujours jaillir à notre esprit alors que les codes ayant prévalu autrefois à leurs réalisations nous sont désormais mal connus. Un massacre de civils, où qu’il soit, peut nous faire penser à certains tableaux du Massacre des Innocents, inspirés eux par un drame relaté dans l’Évangile selon saint Matthieu. Hérode se sentant menacé décide de faire tuer à Bethléem et dans les alentours tous les enfants juifs de « 2 ans et en dessous ». Le Tintoret en a fait à Venise une immense et puissante composition (422 x 546 cm, vers 1583-1587). Le lieu n’existe pas, c’est une scène de théâtre mais l’artiste évite toute spectacularisation obscène. Les visages sont peu expressifs, ce sont les mouvements des corps qui créent une sorte de tourbillon sur la toile. Des femmes aux seins nus tentent de protéger leurs enfants, de les arracher aux soldats. Ceux-ci sont impassibles, agissent comme des mécaniques. Au centre du tableau un vide. Jésus avec sa famille avait fui en Égypte. La vision de l’horreur convoque le regard du spectateur, s’il accepte de la voir. Pour nous, aujourd’hui, celle du Tintoret est ambiguë, puisqu’à son époque cruauté et beauté devaient se mêler. Nicolas Poussin, lui, concentrera sa composition (147 x 171 cm, 1625-1632) : un seul soldat brandissant une épée, piétinant un enfant, une femme hurlant, essayant de l’empêcher de le tuer.

Au retour d’un voyage à Auschwitz en 1948, Pablo Picasso fera allusion au tableau : « Dire qu’autrefois les peintres croyaient qu’ils pouvaient peindre le Massacre des Innocents ». Lui qui avait réalisé en 1937 Guernica et peindra Massacre en Corée en 1951, inspiré du Tres de Mayo de Goya (1814). C’est la notice du Poussin, conservé par le Musée Condé de Chantilly, qui nous l’apprend. Vivre et travailler avec ses contradictions.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°622 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Représenter l’irreprésentable

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