Religion du patrimoine

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 20 septembre 2023 - 498 mots

À chaque société sa religion. Les « Journées du patrimoine » en sont tous les ans un bel exemple, désormais à une échelle dite européenne.

 

Sur ce point, et pour être exact (mais pas précis, car la nature de l’objet ne l’est pas), il est remarquable que l’idée, d’origine française (1984), ait, dès la seconde année, séduit les membres du Conseil de l’Europe, que l’Union européenne ait apporté son soutien à l’initiative dès 1999 et qu’on se retrouve aujourd’hui avec, comme parties prenantes, les pays signataires de la Convention culturelle européenne, ce qui signifie concrètement – autrement dit très théoriquement –, outre la Turquie ou l’Ukraine, la Fédération de Russie, la Biélorussie et même le Kazakhstan : on voit que cette Europe-là va bien au-delà « de l’Atlantique à l’Oural ». On voit aussi que rien n’empêche une extension de la formule à toute la planète. À partir de là, heureusement, les choses, plus au fond, se compliquent.

L’origine française dit déjà beaucoup sur l’esprit qui préside à ce moment à la fois spectaculaire et populaire. Ce pays, dont la devise parle de liberté, d’égalité et de fraternité, est, au vrai, gouverné par trois choix historiques – le catholicisme, la laïcité et la monarchie. Il a donc, à partir du siècle des Lumières, fait de ce que le XVIIIe siècle appelait « civilisation » et le XXe siècle « culture » la base d’un nouveau système, alternatif mais héritier de l’ancien, qu’on ne doit pas hésiter à qualifier de religion culturelle. Une dernière invention française – remontant aux années 1970 –, celle du « patrimoine », a sommé le tout de sa clé de voûte. Mais, comme toujours, le succès de cette innovation a tenu à l’investissement – dans tous les sens du mot – des deux grands moteurs qui font l’histoire des temps modernes : l’économie (comme disait André Malraux du cinéma, le patrimoine « est aussi une industrie ») et la nation. Ce dernier point explique la rapidité avec laquelle cette invention venue d’un pays bien connu pour son arrogance culturelle a été adoptée par la culture nationale (et les États qui vont avec) de l’Islande comme de l’Azerbaïdjan.

Bref, tradition et émotion. La première, au sens étymologique, donc profond, de « transmission » ; la seconde : positive, notons-le bien, en un temps où l’émotion négative est réservée au domaine politique. Les visiteurs et les visités (institutions culturelles, artistes en représentation) communient dans la conviction qu’on touche ici à une forme d’excellence (artisanale), voire de sacré (artistique). On est donc bien là devant les deux acceptions du religieux – la fausse (mais, comme l’a dit Jean-Noël Jeanneney, « une idée fausse est un fait vrai »), qui met en avant ce qui relie, et la vraie, qui ne prend en considération que la relecture d’un rituel. Valeurs transcendantes, culte des reliques : nous y sommes. Au vrai, chacun devine qu’un autre patrimoine est en train de mobiliser de plus grandes foules encore – ou les mêmes – : le patrimoine naturel. Décidément, la religion a de beaux jours devant elle.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°617 du 22 septembre 2023, avec le titre suivant : Religion du patrimoine

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