Quand Renoir paysannait en Champagne

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 26 juin 2017 - 1703 mots

L’Aube rend cet été hommage au peintre venu s’installer dans son petit village d’Essoyes, où il est enterré avec sa femme Aline.

Le 5 septembre 1896, Pierre-Auguste Renoir signe l’acte d’acquisition d’une maison dans le petit village d’Essoyes, en Champagne. Lui qui avait vécu la vie de bohème à Montmartre, séjourné dans le sud de la France avec Cézanne à l’Estaque, vu les paysages d’Afrique du Nord, voyagé en Italie, le voici pour la première fois propriétaire. Il faut dire qu’une jeune fille lui a fait tourner la tête – la charmante jeune fille en fleur d’une vingtaine d’années qu’on aperçoit en 1881 au premier plan du Déjeuner des canotiers, en train d’embrasser un petit chien. Son nom : Aline Charigot. Elle est née à Essoyes, d’un père boulanger et d’une mère couturière. Élevée par son oncle et sa tante, fréquentant l’école pour fille d’Essoyes, elle rejoint sa mère qui travaille à Paris à l’âge de 15 ans. Ensemble, elles vont souvent déjeuner dans une crémerie de la rue Saint-Georges. Là, à la fin des années 1870, elles font la connaissance de Renoir. Le peintre a l’âge de la mère d’Aline, mais il n’a d’yeux que pour la fille, de 18 ans sa cadette : c’est elle qu’il promène le dimanche aux alentours de Paris et commence à peindre sur ses toiles. Elle encore qu’il emmène en Italie. À leur retour, on suppose qu’ils sont devenus amants. Avec Aline, « cet agité incapable de rester en place, sautant dans un train dans l’espoir vague de jouir de la lumière tamisée de Guernesey ou de se perdre dans le reflet des roses de Blida […] se trouve soudain dans un appartement avec une femme, des repas à heures fixes, un lit soigneusement fait et des chaussettes reprisées », écrira son fils, le cinéaste Jean Renoir. Dès lors, c’est elle aussi qui le mène par le bout du nez… jusqu’à ce village de son enfance, que Renoir apprendra à aimer et qui nourrira sa création. Il y deviendra, pour la première fois, propriétaire : sa maison familiale aujourd’hui restaurée ouvre au public en juin 2017. Et c’est toute l’Aube qui revêt cette année les couleurs de Renoir, puisque le Musée d’art moderne de Troyes met le peintre à l’honneur à travers son exposition « Un autre Renoir ». Comme une invitation à « paysanner en Champagne » sur les traces de l’artiste.

Les paysages inspirants d’Essoyes
Si Aline a attiré son compagnon dans son village natal, ce n’est pas seulement parce qu’elle a le mal du pays. La jeune femme y a d’ailleurs vécu une enfance difficile. Son père était parti, « sa mère et elle avaient été expulsées de leur domicile par l’huissier, leur mobilier avait été vendu et elles s’étaient retrouvées à la rue », rapporte Bernard Pharisien, petit-neveu de Gabrielle, modèle de Renoir, auteur de nombreux ouvrages sur la famille Renoir à Essoyes [Renoir de vigne en vin à Essoyes et Gabrielle d’Essoyes aux éditions Némont] et coauteur du catalogue de l’exposition « Un autre Renoir ». Sa mère quitte alors le village, confiant la petite Aline au frère de son mari et à sa femme. En 1888, ne s’exposait-elle pas aux persiflages en revenant avec un homme plus âgé qu’elle, qui ne l’avait pas encore épousée – il le fera en 1890 –, et leur premier enfant, Pierre, âgé de 3 ans ? Peut-être. Mais qu’importe ? Sans doute aussi la jeune Champenoise a-t-elle l’intuition que Renoir trouverait à Essoyes un havre de paix pour créer – comme le racontera le cinéaste Jean Renoir dans la biographie de son père : « Avec son bon sens de paysanne champenoise, elle savait que Renoir était fait pour peindre comme une vigne pour donner du vin. Il fallait qu’il peigne, bien ou mal, avec ou sans succès, mais surtout qu’il n’arrête pas […]. Pourquoi n’iraient-ils pas à Essoyes, son village ? La vie y est pour rien. Renoir pourrait s’y livrer à tous les essais sans être troublé par les vignerons qui avaient autre chose à faire que de décider de l’avenir de la peinture. » En 1888, en effet, Renoir a rompu avec l’impressionnisme pour explorer une veine ingresque. Son marchand, Durand-Ruel, ne goûte pas sa nouvelle manière. L’artiste traverse une crise picturale. En témoigne l’inquiétude à son sujet que Camille Pissarro exprime dans une lettre à son fils Lucien : « J’ai longtemps causé avec Renoir. Il m’a avoué que tout le monde, Durand, amateurs anciens, lui criait après, déplorant ses tentatives pour sortir de sa période romantique […]. Il ne trouve plus de portraits à faire depuis ! Parbleu ! » Mais Aline a vu juste : à Essoyes, dans la modeste maison qu’ils ont louée, Renoir semble retrouver gaieté et optimisme. « Je suis en train de paysanner en Champagne pour fuir les modèles coûteux de Paris. Je fais des blanchisseuses ou plutôt des laveuses au bord de la rivière », écrit le peintre à Berthe Morisot en novembre 1888. Là, il peint laveuses et vendangeuses, travaillant avec acharnement, et rassure son marchand Paul Durand-Ruel : « Je suis en train de travailler et j’ai des choses en train dans la manière de La Femme à l’éventail. J’ai ici de jolies jeunes filles et des enfants. J’ai commencé des laveuses et deux têtes, une jeune fille qui endort un moutard très blond. Je pense que ça ira cette fois. C’est très doux et coloré. Je pense vous apporter ça à la fin de la semaine et, si ça marche, j’en ai une foule d’autres à faire. » L’inspiration est donc revenue. Mais surtout, il a trouvé une veine nouvelle : un style inspiré des coloristes du XVIIIe siècle. Les formats sont plus petits, les tons pastel. Les figures se fondent dans le paysage, au lieu de s’en détacher, comme sur ses monumentales Baigneuses qui, en 1887, avaient tant déplu à Durand-Ruel. « Ce n’est rien de nouveau, mais c’est une suite aux tableaux du XVIIIe siècle. Je ne parle pas des bons, c’est pour vous expliquer à peu près ma facture nouvelle et dernière : [Fragonard] en moins bien. Je viens de finir une jeune fille assise sur une côte dont vous serez satisfait je crois. Je ne me compare pas, croyez-le bien, à ces maîtres du XVIIIe siècle, mais il faut bien vous expliquer dans quel sens je travaille… », écrit-il à son marchand.

 Les « plus belles années »
Cette jeune fille sur une côte qu’il peint et évoque dans sa lettre pourrait être la buveuse assise du Repos des vendangeuses. La toile fait partie des trois dont on sait avec certitude qu’elles furent peintes à Essoyes – au même titre que Les Laveuses et Le Repas des vendangeuses, où l’on reconnaît le petit Pierre aux cheveux bouclés, près de sa mère. Des toiles représentant les labeurs des paysans – Renoir séjourne à Essoyes pendant les vendanges – et les activités des villageoises : des « paysanneries », comme les appelle l’historienne de l’art et biographe du peintre Anne Distel, « des œuvres de format modeste, aux tons doux, traitées en petites touches nerveuses auxquelles des rehauts de blanc impriment des nuances argentées », décrit-elle. Si ces toiles furent probablement peintes en partie dans son atelier, Renoir réalise de nombreux croquis sur le vif. Sur les toiles, il ajoute généralement un élément qui deviendra comme l’emblème d’Essoyes : une hotte. Il lui arrive de poser son chevalet en plein air, comme en témoigne son ami Georges Rivière. « Pendant qu’il peignait, les vignerons qui passaient, la hotte sur le dos ou poussant leur brouette, s’arrêtaient un instant car Renoir était aimé des gens du pays. » Si son ami Monet préfère les paysages, lui s’attache aux êtres, peignant Essoyes principalement à travers ses habitants. Ainsi, il ne cessera de peindre ce village et ses environs également à travers Gabrielle. Cette cousine d’Aline, originaire d’Essoyes, née dans une famille de vignerons, s’installe à 16 ans chez les Renoir pour s’occuper de Jean, le deuxième fils du couple. Gaie, de formes généreuses, la jeune Champenoise ne tarde pas à devenir le modèle favori du peintre. « Ses joues reflétaient le nectar du pays natal et ses formes arrondies et souples faisaient penser aux pampres de la vigne », décrit Jeanne Baudot dans Renoir, ses amis, ses modèles [Éditions littéraires de France, 1949]. En 1896, Aline convainc l’artiste de réaliser son rêve : acheter une maison à Essoyes où ils pourront séjourner. Cette maison de vignerons – qui leur coûte quatre mille francs, le prix d’un tableau important de Renoir de l’époque, en l’occurrence l’une des six versions des Jeunes filles au piano, achetées à ce prix par le Musée du Luxembourg – sera celle des jeux et des rires de ses enfants, Pierre, Jean et Claude, auxquels Renoir est très attaché et qu’il ne cesse de peindre. « J’y ai passé les plus belles années de mon enfance », confiera Jean Renoir.

 Au cimetière d’Essoyes
Après la mort de sa mère Berthe Morisot, Julie Manet se joint à la famille en séjournant à Essoyes à deux reprises, en 1897 et 1898. Dans son journal, elle décrit ses promenades dans la campagne en compagnie de Renoir, qu’elle semble contempler à travers l’œil même du peintre : « Aujourd’hui, c’était un gris d’automne aux fonds bleus, aux arbres lilas et gris, c’était doux, c’était du Corot, c’était du Renoir, une peinture lisse et fondue, un paysage sur lequel on avait passé un léger et gros pinceau pour unir entre eux les jolis tons. » Renoir retourne à Essoyes chaque année, jusqu’en 1919, l’année de sa mort. Cette année-là, quatre ans après la mort d’Aline, Renoir y passe encore l’été. Et le 9 décembre 1919, six jours après avoir perdu son père, Pierre adresse ces quelques mots à Claude Monet : « Nous le transporterons plus tard à Essoyes en même temps que notre mère dont c’était le désir. » Si leurs corps reposent désormais au village, Renoir et les siens semblent toujours se promener dans les rues et sur les chemins : « Les villageois reconnaissent leurs grands-mères sur les toiles… même si parfois elles n’étaient pas encore nées ! », confie Bernard Pharisien.

1841
Naissanceà Limoges
1874
Première exposition du groupe des impressionnistes
1885
Premier été à Essoyes avec sa femme Aline Victorine Charigot
1901
Naissance de son troisième fils, Paul Renoir, à Essoyes
1919
Décède à Cagnes-sur-Mer. Demande à être enterré auprès de sa femmeau cimetière d’Essoyes

« Un autre Renoir »,
jusqu’au 17 septembre 2017. Musée d’art moderne de Troyes, 14, place Saint-Pierre, Troyes (10). Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 13 h et de 14 h à 18 h. Fermé le lundi. Tarif : 5,50 €. Commissaire : Paul Perrin. www.musees-troyes.com
Maison Renoir, 9, place de la Mairie, Essoyes (10). Ouverte au public depuis le 3 juin, du lundi au dimanche, de 10 hà 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h. Tarifs : 9 et 5 €, incluant une visite de l’espace culturel, du jardin, de l’atelier et de la Maison Renoir. renoir-essoyes.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°703 du 1 juillet 2017, avec le titre suivant : Quand Renoir paysannait en Champagne

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