Quand aurons-nous enfin de vrais « objets d’art » ?

Par Jacques Attali · Le Journal des Arts

Le 5 octobre 2017 - 585 mots

À regarder de près l’évolution des lieux de résidence et de vie quotidienne des gens, on se rend compte qu’il y a – et aura – de moins en moins de place pour y mettre des œuvres d’art et de plus en plus de gens désireux d’en posséder, et même d’en changer, pour pouvoir en voir un grand nombre, dans des espaces limités.

Les murs des appartements sont de moins en moins occupés par des bibliothèques, les sols par des tapis, les murs par des tableaux, les tables par des sculptures… Trop de choses utiles, ou que l’on pense telles, nous envahissent.

Faut-il alors se résigner à voir les œuvres d’art rester cantonnées dans les musées ou chez les très riches collectionneurs ? Peut-on imaginer de nouvelles localisations pour ces œuvres ? À long terme, plusieurs réponses sont possibles. D’abord, existeront (et existent déjà) des mécanismes de location d’œuvres d’art ou de partage de leur propriété, qui permettent de les faire tourner chez des collectionneurs abonnés.

Ensuite, nous aurons bientôt (nous avons déjà) à domicile des imprimantes 3D bon marché, qui pourront nous permettre de fabriquer à très bas coût des copies de sculptures et même de tableaux dans la matière même de l’original, et de plus en plus proche de lui. Nous pourrons les imprimer à volonté, les garder le temps voulu et en changer.

Ensuite encore, nous aurons la possibilité de disposer d’hologrammes d’une grande fidélité, qui permettront de faire apparaître, et disparaître à notre guise, au milieu de notre salon, dans notre chambre, sur un mur, une peinture, une sculpture ou tout œuvre de notre choix, sans pouvoir réaliser, sauf à s’en approcher de très près, qu’il s’agit d’une pure illusion d’optique. À mon sens, cela ne suffit pas. On ne peut se contenter d’une réponse technologique pour satisfaire une demande d’art et de beau. Il y a bien mieux à faire.

Je suis frappé de voir cette apologie permanente de l’art contemporain, les millions et milliards qui circulent sur ces marchés et le peu de contribution demandé à ces artistes (à quelques exceptions bien connues bien sûr) pour meubler, habiter, transformer notre environnement quotidien en œuvre d’art. Et ceux des artistes qui s’y aventurent prennent le risque d’être vite catalogués « designers », pour le plus grand mépris des collectionneurs et des musées.

Je rêve du jour où il sera demandé sérieusement aux plus grands artistes d’art contemporain de participer à la conception d’une machine à laver, d’une baignoire, d’un évier, d’une automobile, d’un avion, d’une table, d’une chaise, d’un téléphone, d’un ordinateur. Et aussi d’un wagon de métro, d’un train de banlieue, d’un parking de grande surface, d’un hôtel, d’un hôpital, d’une salle de classe, d’un restaurant d’entreprise, d’un open space, d’un bureau de pôle emploi, d’un commissariat de police, ou d’un palais de justice... Ce serait, au sens propre, faire naître de vrais « objets d’art ». Qu’on ne dise pas que c’est impossible. On n’a simplement jamais vraiment essayé.

Mais non, on préfère laisser l’art dans son domaine, dans son pré carré, comme réservé aux puissants ou pour le peuple, à quelques instants volés à sa vie ordinaire ; au lieu de faire ce qui serait notre devoir, c’est-à-dire tout tenter pour que la vie de chacun devienne une œuvre d’art, en commençant par offrir à chacun les moyens de vivre sa vie entourée d’œuvres d’art. Rien ne serait plus alors inspirant, incitatif, pour se hisser au niveau de ce qui nous entoure.

Et faire de la vie même, un objet d’art.

Légende photo

François Arnal, chaise longue formule 1, 1971

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°486 du 6 octobre 2017, avec le titre suivant : Quand aurons-nous enfin de vrais « objets d’art » ?

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