Monsù Desiderio

Perspectives de ténèbres

L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 1506 mots

Les œuvres de Monsù Desiderio avaient traversé les siècles sans beaucoup attirer l’attention, jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Sans doute, ces visions d’un monde en ruines présentaient-elles alors un caractère de douloureuse actualité. Et leur étrangeté correspondait bien au goût d’une époque marquée par le surréalisme. André Breton est en tout cas un des premiers à s’y intéresser. Puis les historiens s’attellent à la tâche. En 1956, Raffaello Causa révèle que le pseudonyme vague et familier de Monsù Desiderio (qu’on peut traduire par Monsieur Didier) recouvre en réalité les productions de deux artistes : Didier Barra, auteur de vues panoramiques minutieusement documentées et François de Nomé à qui l’on doit ces « caprices » architecturaux qui font la gloire du mythique Desiderio. Les recherches ultérieures, dont celles de Maria Rosaria Nappi, commissaire de l’actuelle exposition, ont fait la lumière sur la personnalité et l’itinéraire des deux peintres. Tous deux sont lorrains, natifs de Metz, et font carrière à Naples dans les premières décennies du XVIIe siècle. Né en 1592-1593, François de Nomé a neuf ans lorsque sa famille le confie à un groupe de migrants en route pour l’Italie. Bien des familles indigentes laissaient ainsi partir un enfant vers des contrées et un avenir supposés meilleurs. Parmi les milliers de Lorrains arrivant dans la péninsule se trouvent de nombreux artistes, Jacques Callot, Claude Lorrain, Charles Mellin, Claude Deruet, entre autres.
Le jeune homme passe huit années à Rome, où il fait son apprentissage, avant de s’installer à Naples en 1610. La capitale de la vice-royauté espagnole est alors en plein développement. C’est la ville la plus peuplée d’Europe, après Paris. Dans le climat d’effervescence de la Contre-Réforme, on construit ou on rénove quantité d’édifices religieux dont la décoration nourrit l’activité de multiples artistes et artisans venus des quatre coins d’Italie et d’Europe.
Caravage y a fait deux séjours en 1606-1607 et en 1609-1610, et les œuvres qu’il a laissées dans différentes églises impressionnent très fortement le milieu artistique. De Nomé entre dans l’atelier florissant d’un peintre flamand, Loys Croys, dont il épouse l’une des filles. À la mort du maître, il prendra la direction de cette bottega spécialisée désormais dans le genre pictural qu’il a lui-même mis au point. À partir de 1624, on perd sa trace. Est-il mort, a-t-il cessé de peindre ? Mystère. En tout cas, c’est son compatriote Didier Barra qui lui succède probablement à la tête de l’atelier. Né en 1589, celui-ci avait quitté Metz à l’âge de vingt-cinq ans, et se trouvait à Naples au plus tard en 1619, comme l’atteste un certificat de paiement.

Des visions hallucinées
Si chacun d’eux se spécialise dans un genre bien précis, les deux peintres messins collaborent pourtant au sein du même atelier, et sont ensemble à l’origine de la veduta ou vue de ville. Dans les nombreux panoramas de Naples (ill. 2) ou de Venise issus de l’atelier, Barra se démarque par la minutie et la précision topographique ; de Nomé par l’ampleur poétique de la vision, le souffle cosmique du paysage, l’éclairage phosphorescent sous le ciel noir.
Ces caractéristiques qualifient la part essentielle de sa production. Le thème du caprice architectural, consistant en la représentation d’architectures imaginaires, où peuvent s’insérer des édifices réels, existait déjà dans la tradition flamande, principalement à travers la gravure. Mais Desiderio fut le premier à le hausser au rang de genre pictural, tout en l’investissant d’une sensibilité très personnelle, qui transcende d’emblée les limites dans lesquelles le genre se maintiendra par la suite. Il semble que la « formule » mise au point par l’artiste ait rencontré un considérable succès. Sa clientèle était constituée, non des grands mécènes amateurs de retables et de décors monumentaux, mais de collectionneurs éclairés qui goûtaient les nouveautés et l’originalité de ces œuvres et comprenaient les subtilités d’une iconographie et de références qui aujourd’hui nous échappent en partie.
Car Desiderio, bien souvent, traite de sujets bibliques rares, comme le cycle de la vie du prophète Daniel (ill. 1), parfois inédits, ou encore non identifiés. Ces sujets, du reste, semblent secondaires : la narration est assurée par de tout petits personnages parfois peints par des assistants. Ils seraient anodins s’ils ne manifestaient une nette prédilection pour la violence (martyres, assassinats) s’accordant ainsi avec le thème central de toute l’œuvre qui est la destruction.
Certes, il y a des édifices intacts, intérieurs d’églises aux vertigineuses perspectives improbables. Intacts mais délirants, par leurs folles juxtapositions d’éléments antiques, gothiques et Renaissance rivalisant de surcharge ornementale. Car c’est moins l’architecture proprement dite qui intéresse l’artiste, que son décor, ce par quoi les images viennent la hanter, l’investir de leur turbulence visuelle, de leur puissance narrative et symbolique, ce qui lui confère le prestige et la signification d’un texte de pierre, qui est celui de l’Histoire.
Ces statues, ces reliefs, ces stucs ont la blancheur de l’ossuaire, mais sont infiniment plus grands, plus présents et même plus remuants que les personnages réels. Effrayantes présences, fantômes têtus qui relèguent la vie, mince résidu, aux confins de l’image, aux marges de l’Histoire. Regardons Jéroboam dans un temple païen (ill. 5) : au vide central, tendu comme un arc, répond le défilement latéral des statues, lourde cohue, évident trop-plein. Le déséquilibre est percutant. Saint Georges terrassant le dragon (ill. 6) et sa petite princesse attachée ne sont plus quant à eux, pratiquement, qu’une petite vignette narrative apposée au coin d’un décor – cortèges, triomphes et autres fastes antiques – hystériquement exhibé et frappant comme une hallucination.
L’impact visuel tient à la matière picturale elle-même. L’artiste recourt à une technique très personnelle d’empâtements blancs, « sculptés » au pinceau, gaufrés, incisés, qui créent de véritables reliefs. Dans son épaisse liquidité, la matière acquiert une autonomie quasi gênante, impose ses propres analogies, filaments spermatiques ou lactés, pullulements de larves ou d’asticots, jusqu’à saturation du regard.

Une esthétique du désastre
L’Histoire, écrite dans les pierres, s’accomplit dans leur effondrement (ill. 4). Les ruines, chez Desiderio, n’ont ni le caractère savant de l’humanisme archéologisant, ni ce tour de nostalgie poignante (Poussin) ou d’aimable philosophie que leur imprimeront des générations de « ruinistes ». Ce sont des ruines vives, autrement dit : actuelles. Non qu’elles offrent un commentaire direct sur l’histoire contemporaine (ce point reste pourtant à vérifier : le peintre ne pouvait ignorer les ravages subis dans sa Lorraine natale, et la crise iconoclaste du siècle précédent avait déterminé les nouvelles orientations religieuses et artistiques). Mais parce que l’insondable perspective temporelle ouverte dans ses vues imaginaires englobe aussi le présent du spectateur. Par un moyen très simple : la destruction est en cours, en témoignent ces amoncellements de gravats que dégorge une abside éventrée ; en témoignent surtout ces colonnes, ces arcs, ces voûtes, ces frontons ou ces statues saisies dans l’instant de leur effondrement. Instants suspendus, dans un silence qui inquiète plus que tout. Il importe assez peu que l’artiste se soit inspiré de scénographies jésuites, de décors éphémères et d’effets pyrotechniques. La puissance hypnotique et l’énergie hallucinatoire investies dans ces images les rendent uniques. Mais il y a mieux encore : lorsque l’artiste peint la catastrophe à venir. Jonas à la porte de Ninive (ill. 3) attend anxieusement la destruction de la ville, qu’il appelle de ses vœux et qu’il croit imminente. Terrible parabole du désir.
Malgré les phosphorescences lunaires et les éclairs d’incendies, il règne ici une nuit définitive,
« une nuit de cachot » écrivait Pierre Seghers. Ces ténèbres sont de la même étoffe ontologique que les noirceurs béantes où Caravage plongeait ses personnages. Il ne s’agit plus pourtant, comme chez le maître lombard, du drame de la présence humaine confrontée à la matérialité du monde et à l’obscurité de Dieu. Les tableaux de Desiderio sont plutôt les visions d’une absence ou d’un effacement. Ici, tout est dit depuis longtemps, et pour toujours. Ce qui reste de vie dans cette poche obscure n’est qu’un grouillement d’horreurs : les créatures qui l’habitent, sortes d’insectes humains, déploient une incroyable fébrilité meurtrière.
Comme l’écrivait Jean-Claude Lebensztejn (L’Œil, 1967), les cités détruites de Desiderio, avec le faste délirant de leurs édifices, sont peut-être, tout autant que les quelques natures mortes qui lui sont attribuées, des vanités ; leur ruine serait le fait du châtiment divin. Mais la part lumineuse du message chrétien se perd dans ces ténèbres peintes, nuit négative où l’espérance a cessé de luire. Pour notre bonheur, cette esthétique du désastre s’enlève sur l’aile de la poésie ; elle se consume en visions fascinantes, spectacles quelquefois sublimes du silence et de l’éternité.

L'exposition

L’exposition réunit une soixantaine de tableaux issus de nombreux musées et collections particulières. Elle révèle une personnalité artistique unique et une œuvre aux contours assez flous, où le chef-d’œuvre côtoie de maladroites productions d’atelier. On déplore l’absence de cette œuvre majeure qu’est l’Enfer de Besançon. A ces réserves près, c’est un événement qui fera date. « Enigma, Monsù Desiderio. Un fantastique archirectural au XVIIe siècle » a lieu du 6 novembre au 7 février, du lundi au vendredi sauf le mardi de 9 h à 17 h, samedi, dimanche de 10 h à 17 h. Tarifs : 4,6, 3,3 et 2,3 euros. METZ (57), musées de la Cour d’or, 2 rue du Haut Poirier, tél. 03 87 68 25 00 .

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Monsù Desiderio

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