Matières bourrues des années 1950

L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 1204 mots

Photographiés dans les galeries parisiennes, objets et meubles des années 1950 nous révèlent la diversité des matières utilisées dans ces années charnières. Retour à l’élémentaire et velléités constructives : Perriand, Prouvé, Jouve, Matégot et les autres nous convient à un regard attendri sur une époque qui hésitait entre le scoubidou et la forme utile.

«Tiens-toi droit », voilà ce que semblent dire les petites chaises scolaires de Jean Prouvé qui font la joie des collectionneurs d’aujourd’hui. Le succès des Choristes ou du Pensionnat de Chavagnes montre que la France d’après la guerre et d’avant le chauffage central a des séductions teintées d’un léger effroi. Le sens de l’effort, la toilette à l’eau froide et la résistance stoïque aux coups de règle sur les doigts ont un petit goût d’heures de colle et de jeux interdits. Rêveries infinies, à la manière de Max Ernst enfant, sur les lignes du pupitre encrassées par des générations de doigts graisseux et d’encre violette. Loin du ronron de l’instituteur, les rainures de l’austère chêne permettaient de s’évader sur les chimères devinées dans leurs méandres. Cette nostalgie d’une enfance victime et rebelle, d’un purgatoire que le paradis de la consommation ne suffit pas à gommer expliquerait la vogue d’un certain mobilier des années 1950. Mises en « bout de canapé » en guise de guéridon, les tables d’écolier de Jean Prouvé ont quitté leur environnement « primaire » pour gagner le loft du collectionneur. Au mur, une photographie de Gursky, sur une commode en acajou taillée dans la masse, une tribu de fétiches africains ; dans le coin salle à manger, un épais plateau de bois, soutenu par quatre piliers, est orné de trois grosses céramiques noires. Prouvé, Noll, Perriand, Jouve, sont les gagnants de cette nostalgie des années 1950 bourrues.

Des objets dans leur jus
Ces reliques doivent être « dans leur jus », c’est-à-dire dans leurs matières. Jamais une expression n’a été si juste : les peintures d’origine conservent leurs écailles, les tiroirs leur rouille, les bois leurs taches. À elles seules, les tables d’écolier résument tous les fantasmes d’une époque qui croyait au progrès social par l’école pour tous. Avec leurs sièges solidaires des tables, leurs lignes obliques et aérodynamiques, ces pupitres autonomes sinon « automobiles » signifient la conquête irrésistible d’un avenir radieux. Les lits en chêne et métal et les vestiaires de cité universitaire, les sièges d’amphithéâtre, le fauteuil de Tintin au Tibet alimentent cette nostalgie rétrograde, et les tables de cantine, les bureaux de conférence et les fauteuils en moleskine rouge évoquent une utopie industrielle de bande dessinée. Ce frisson unanimiste se teinte parfois d’une nostalgie coloniale, tendresse pour la France généreuse exportant son architecture métallique en pièces détachées sous le soleil équatorial. À nouveau démontés les « pare-soleil » aux galbes aérodynamiques en aluminium ont réintégré la métropole pour orner les murs des appartements haussmanniens. Les collectionneurs puristes vont jusqu’à reconstituer des ensembles entiers. Dans les jardins modernes, la hutte du philosophe chère à Jean-Jacques Rousseau a fait place à la baraque du réfugié d’Alsace-Lorraine.

Des volumes en aigu
Prouvé n’aimait pas le tube, « ce macaroni qui se prête à tout », il préférait jouer de la tôle, plier et créer des volumes qui rappellent, en aigu, les formes affectionnées par la génération Art nouveau de son père Victor. Aussi inutile qu’expressif, le piètement de sa table Antony est une véritable sculpture qu’il faut regarder accroupi ou accroché au mur. C’est la forme qui l’emporte chez lui, sous l’alibi constructif, et cette forme est si forte qu’elle soumet les matières, interchangeables ; c’est la Chaise n° 5 de 1935 avec son cocasse accouplement du tube et la tôle sera même réalisée en fonte d’aluminium.
Charlotte Perriand ajoute une note féminine à cet environnement collectif et masculin. Celle qui avait eu l’humour de transformer en rotin la « machine à reposer » conçue avant-guerre avec Le Corbusier et Jeanneret, aime les madriers de sapin transformés en plateaux de table aux formes libres et les billes massives de bois. En Argentine, elle découvre le jacaranda ou palissandre de Rio, adopte les treillis de jonc et le traditionnel cannage. Elle réunit le bois et le métal (façonné par Jean Prouvé) pour ses étagères qui empruntent au Japon leurs combinaisons aléatoires. Mais c’est une femme moderne et sportive, « bar sous le toit » à Saint-Germain-des-Près et « sports d’hiver » à Méribel. Son tabouret (ill. 2) de vachère à trois pattes (si commode pour traire dans une prairie en pente) apaise à lui seul, comme les sièges « étrusques » de Marie-Antoinette pour sa laiterie, ce désir d’élémentaire qui taraude le civilisé à intervalles réguliers.

Un désir de matières rustiques
Autre point d’ancrage de ces années saisies par l’ivresse du progrès : les meubles préhistoriques d’Alexandre Noll destinés à un homme de Cro-Magnon qui aurait trop lu William Morris. Taillés dans la masse, ses meubles en noyer, poirier, acajou ou ébène du Gabon exhibent fièrement leurs queues d’aronde et leurs tenons à mortaises. Certaines chaises sont tellement polies qu’elles semblent moulées en matière plastique molle par Gaetano Pesce. Dans le domaine de la céramique, les noirs mats et les craquelés blancs (ill. 11, 13, 14) de Jouve comblent ce désir de matières rustiques. Céramiques qui ornent certains luminaires et que l’on retrouve sur ses tables basses aux piètements de fer forgé. Pendant les années 1950, le tube naturiste ne fait plus recette, il se rhabille : laqué par Prouvé, gainé par Jacques Adnet de rotin (pour les filles) ou de cuir (pour les garçons), aminci et noirci par Jean Royère qui l’enrobe de tulle et le féminise pour ses lits à baldaquin. Ce premier des post-modernes invente dès 1939, les matières qui feront fureur dans les années 1950 comme la tôle perforée qu’il utilise pour des sièges, des abat-jour, la peluche dont il fait sa ménagerie de sièges et habille même ses commodes. Il est un des rares à conserver l’usage de la marqueterie de paille. Un goût tapissier et même couturier qui permet d’appliquer le terme de New Look à certaines créations des années 1950, aux antipodes du style « reconstruction ». New Look de confection chez Matégot qui veut donner au métal la finesse du rotin et invente le « rigitule » métallique qu’il plisse pour moderniser les abat-jour ou les juponnages d’autrefois. Finement perforée, la tôle laquée est pliée en formes géométriques qu’une ampoule transforme en lampe d’Aladin. Travaillée en sculpture, la tôle se bombe en « tétines » chez Mouille et s’enroule, comme une pelure d’orange, dans des luminaires qui reprennent les jeux en papier de Man Ray.
Au-delà des matières frustes, chêne et rafia, lamellé-collé et rotin des appartements de « jeunes ménages », s’annonce en douceur le retour de l’esthétique industrielle. Le verre, le métal brossé et l’acajou d’Afrique amorcent des unions aléatoires qui jouent comme chez Raphaël ou Jacques Dumond sur le paradoxe constructif. Des jeux de laque, de résine ou de Formica tentent d’imposer de nouvelles marbrures et rainures pour concurrencer les matières naturelles mais cet effort est prématuré et si on peut encore parler d’un style paquebot, avec Quinet, c’est celui des « petits blancs » qui rejoignent les colonies en deuxième classe. Le teck copié des créations danoises tente un moment de donner le change mais la découverte des matières plastiques va modifier cette esthétique qui se traîne dans les fausses audaces. Hula Hoop et scoubidou donneront leurs couleurs aux années pop.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Matières bourrues des années 1950

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