L’univers mental de Philippe Starck

L'ŒIL

Le 1 mars 2003 - 2990 mots

Philippe Starck s’expose au Centre Georges Pompidou où il est son propre scénographe. Designer mondialement connu, Starck n’est peut-être pas celui que l’on croit, celui que l’on voit. Et si, derrière l’homme public, se cachait un citoyen ?

Une forme seule trône dans votre exposition qui se tient actuellement au Centre Georges Pompidou. Aucun autre objet n’y est exposé.
Sa singularité a-t-elle une valeur de manifeste, d’autant que vous nous aviez habitué à plus de profusion ?
Cette profusion vient de l’inadéquation de mon moyen d’expression. Un musicien dit ce qu’il a à dire en une chanson, un homme politique, en un discours, un scientifique, en une équation. Moi, pour m’exprimer, je dispose d’un des véhicules de communication les plus inaudibles qui soit : les chaises. Je ne peux même pas faire porter une idée par un objet, ce support n’a pas les épaules assez larges pour ça. Donc, pour faire un essai de phrase, il me faut assembler les objets au fil du temps. Je dois multiplier les interventions : tout support permettant de placer une lettre est pris. Je travaille par intuition raisonnée, avec des obsessions récurrentes, que l’on pourrait nommer des ombres dans la tête. C’est ainsi que j’appelle cette forme exposée à Beaubourg : L’Ombre. Au cours de ma vie, différentes formes, comme la flamme par exemple, ont cristallisé mon magma, c’est-à-dire la forme de mon esprit à un moment donné. Elles synthétisent ce que j’ai dans l’esprit, sans d’ailleurs que je sache vraiment ce que c’est. Ce sont des nuages dans la tête qui prennent certains volumes. Celle-ci, L’Ombre, s’affine depuis plus de dix ans. Je la cherche. Elle représente l’inconscient. Ce qui est drôle, c’est qu’au moment même où j’en arrêtais l’aspect, pour l’exposition, j’ai vu La Forme, par hasard à la télévision, dans un film suédois sur l’imagerie médicale. Ce qui m’intéresse ici et que j’ai envie de dire, c’est que nous avons tous en nous la mémoire de ce que l’on était lorsque nous étions un préfœtus. C’est ce que j’explique dans l’exposition et qui a trait aux formes universelles qui sont dans notre inconscient à tous.

Cette profusion me semble un prétexte pour exprimer vos pensées sur notre époque et pour exister dans le monde qui vous entoure.
Cela n’a rien à voir avec l’époque, je n’ai pas fait de la nourriture, par exemple, pour réagir par rapport à un contexte. Je l’ai fait, comme beaucoup d’autres actions, pour dire : soyez en forme, soyez heureux, car c’est ainsi que vous pouvez donner de l’amour aux autres. J’ai fait les OAO, les produits biologiques alimentaires, mais pour les gens, le fait d’aller dans une épicerie pour bien se nourrir restait encore une décision à prendre, j’ai donc conçu des restaurants qui sont des entonnoirs pour faciliter l’accès à cette nourriture saine. Dès lors, ma démarche était finie et j’ai pu passer à autre chose.

Le design est-il pour vous une façon de vous exprimer sur les choses essentielles de la vie ?
Oui, j’ai fait du design par paresse, parce que je sais le faire. Mais je trouve cet outil insuffisant. Si cela a pu être un peu intéressant dans les quinze dernières années, ce n’est plus du tout une priorité, ce n’est plus là que ça se passe. Donc je continue à me servir du design comme d’un véhicule pour parler d’autre chose. Cela fait partie d’une démarche assez complète qui consiste à dire : si vous me demandez de dessiner une brosse à dents, je peux vous en faire une comme ça, mais cela voudra dire que je suis vénal ou paresseux. En revanche, si je me demande qu’elle est la personne qui va utiliser cette brosse à dents, dans quelle société vit cette personne, quelle civilisation a créé cette société et quelle espèce animale a créé cette civilisation, alors, on arrive au stade où l’on voit des choses flamboyantes et surtout des défis, des blocages, des grands verrous. Il est hors de notre portée, en tout cas de la mienne, petit designer de cadeaux de Noël, de faire sauter ces verrous. Mais au moins je peux redescendre dans l’autre sens avec une idée très précise de ce que sera la brosse à dents et de pourquoi elle sera dessinée ainsi et non comme ça. C’est une démarche globale qui implique des réflexions sur la vigilance, sur la vitesse de mutation, sur les devoirs que l’on a envers la société. Cela me sert de guide dans mon travail – car j’ai besoin de vivre et en plus cela m’amuse de faire ces trucs-là – et à la fois c’est un support pour une rêvasserie sur les applications de la biologie ou de l’astrophysique, en vue d’en tirer des leçons immédiates pour améliorer la vie quotidienne, pour être dans la lumière, ou plutôt s’aider soi-même et aider ses amis à entrer dans la lumière.
C’est pour cela que je travaille avec un des plus grands astrophysiciens du monde qui est français, Thibaut d’Amour. Il me fait explorer des mondes lointains dont j’essaie de tirer deux ou trois enseignements que je rapporte à ma tribu.

Finalement ce qui vous importe avant tout c’est d’exister en tant qu’individu au sein d’un groupe social. Ce que vous semblez réussir à faire puisque l’artiste et designer italien Alessandro Mendini dit de vous : « Je ne saurais dire, et d’ailleurs ça ne m’intéresse pas, si j’aime Starck ou non. Je sais par contre qu’il existe et cela m’intéresse beaucoup. »
Il a presque raison. Le problème n’est pas d’exister. Une vache existe. C’est d’essayer d’exister qui importe. C’est le travail pour tenter d’exister qui est intéressant. Ayant eu dans mon enfance un petit rapport d’incompréhension à la société – qui continue d’ailleurs, je suis dans une incompréhension totale – j’ai éprouvé un rejet assez fort de la société et la société m’a rejeté. Je suis devenu complètement invisible.

Dans un documentaire, vous rappelez le choc ressenti en voyant le film L’Homme invisible et le fort impact de la scène où il se rend visible en se couvrant de bandelettes.
C’est exactement ça. Il a fallu que je produise des boules de Noël et que je mette ces boules, parce que finalement, dans la forêt, c’est le sapin avec les boules de Noël que l’on remarque.

Si, depuis près de trente ans, vous vous promenez en sapin de Noël, vous avez fini par fabriquer un personnage. Il y a donc forcément quelqu’un derrière, auquel il serait parfois intéressant
d’accéder.
Vous êtes encore plus dans le juste que vous ne le pensez, car nous sommes dans une société de consommation et de communication qui génère le besoin de produire des icônes. On fabrique des personnages qui sont, très étrangement, presque diamétralement opposés à la vraie personne. C’est une chose curieuse à laquelle je réfléchis actuellement. Dans mon cas, il y a réellement un Dr Jekill et un Mr Hyde, c’est-à-dire qu’il y a un personnage public sur lequel je n’ai aucun contrôle.

Aucun ?
Aucun. Les médias fabriquent et formatent une image à leur convenance, puis ils en font porter la responsabilité sur les gens. Mais ce n’est pas la réalité. Moi, je vis seul, dans des cabanes sans eau et sans électricité. J’y vis en dehors de tout. Je passe mon temps à travailler, je me lève à six heures du matin. Je suis un moine. Je ne vais pas dans les salons, pas dans les cocktails, je ne vais pas au cinéma ni voir les expositions, je ne lis pas les journaux, je ne lis que des livres. Je suis avec ma femme, ma fille et quelques amis choisis. Cela n’a aucun rapport avec l’image publique de Starck, que je connais à peine puisque je ne lis pas la presse. Mais je sais qu’elle existe. C’est un peu le sujet de l’exposition. Celle-ci a, en effet, un but didactique. Étant donné que la société génère pour son profit des icônes et des stars, que tout est fondé sur le phénomène d’admiration dont je fais partie puisque, en gros, 50 % des Français me détestent et 50 % m’adorent, et bien voilà, je me mets à poil !

Vous voulez dire que vous vous exposez à défaut de montrer les objets ?
En effet, je ne montre pas les objets. La structure de l’exposition est construite différemment. Elle prend monsieur Ducon dans la rue...

C’est vous monsieur Ducon ?
Oui, mais un monsieur Ducon plus intéressant que les autres puisqu’il a fait des choses. Donc, on déroule tout ce qu’il a fait et il explique de façon très critique trente ans de travail. Il dit pour quelles raisons tout cela existe. Le but n’est pas que les gens s’intéressent à mon travail : ce n’est pas ça qui m’importe. J’aimerais qu’ils comprennent comment tout fonctionne. En me ridiculisant – ce que je passe mon temps à faire – je casse l’admiration. C’est ma stratégie pour rendre les choses accessibles. Je veux que les gens puissent se dire : « c’est n’importe quoi ce mec-là. Donc, si lui il fait des trucs, pourquoi pas moi ? » Toute l’expo a un rôle de « Wake Up/Stand Up ».
Dès l’entrée, je me tourne en ridicule avec des statues ridicules, me ridiculisant sur un piédestal dont je ne peux que tomber. Seuls les idiots prendront cela pour de la mégalomanie au premier degré. À partir de là, on peut entrer dans le discours, expliquer que tout cela n’est qu’une gymnastique accessible à tous. En montrant l’image des objets, j’explique réellement ce que tout cela veut dire, je décode. Je voudrais que les gens pensent en rentrant chez eux : « je comprends maintenant pourquoi ma chaise est faite comme ça, pourquoi j’ai du beige sur les murs... » Donc cela s’appelle Explications et c’est une espèce de grand cours.

Car vous pensez que l’objet se comprend davantage à l’aide d’une explication que par sa présence dans l’espace ?
La présence de mes objets, les gens l’ont déjà chez eux.

Certains, pas forcément tout le monde.
Bien sûr, mais l’idée c’est qu’ils en ont beaucoup quand même. Mais ce n’est pas la question. Je ne livre pas mes objets avec un mode d’emploi, les gens se les approprient comme ils le souhaitent. Mais ici, on est dans le cas très particulier d’une exposition dans un musée, à Beaubourg. Celle-ci ne se fait pas dans une perspective muséographique ni honorifique, j’en fais simplement un outil didactique. Il y a forcément des choses qui ne sont pas lisibles. J’en profite pour mettre les points sur les « i » pour ceux que cela intéresse.

Dans ce décodage, évoquez-vous le nom de vos objets ? Ceux-ci semblent vouloir peupler l’univers de petits personnages sympathiques. Il y en a cependant qui ont l’air moins sympathiques, comme ce Dr Bloodmoney ?
Dr Bloodmoney est le héros d’un livre de Philip K. Dick. L’important, c’est de créer une réaction par rapport à ça. Je voudrais stopper le processus généré actuellement par la société qui consiste à créer des spectateurs à défaut d’acteurs. Dès que la personne entre dans la scène, c’est gagné. L’objet en lui-même ne m’intéresse pas, ce qui me passionne c’est de savoir comment la personne va vivre avec, et c’est ça que je raconte.

Vos objets sont, en effet, très bavards.
Ils ont tous quelque chose à dire. La Ray Manta, par exemple, parle du territoire non culturel dans la production. Or presque toute la production est culturelle. La culture vivant de fluctuations qu’on appelle les modes, cette production est toujours temporelle et donc rarement moderne. Donc, pour mieux rendre service, j’ai exploré l’intemporalité et j’ai trouvé que ce qu’il y avait de plus intemporel dans la production, ce sont les pacemakers, les prothèses. Parce qu’ils sont strictement fonctionnels, ils ne portent aucun choix de goût, aucun choix culturel. Ce que j’ai appelé l’esthétique du pacemaker. J’étais jeune et un peu excessif en terme de dessin.

C’est un objet qui est commercialisé aujourd’hui ?
Non, il devait être édité par Xo, mais finalement cela ne s’est pas fait. Il en existe un seul exemplaire, et on ne sait même pas où il se trouve.

Aujourd’hui vous êtes un peu moins jeune mais toujours aussi excessif. La Marie, par exemple, est un siège extrême.
La Marie, c’est un objet théorique, c’est le minimum du minimum – je l’adore – il est quasiment impossible d’avoir moins de style, moins de matière et quasiment moins d’argent, car elle n’est pas chère [La Marie est éditée par Kartell au prix de 139 euros]. Donc on est dans le minimum théorique. Elle est finie, j’en suis très content. Je vis deux ans avec et je me dis : est-ce qu’il ne manquerait pas un paramètre ? Car mon travail, c’est de globaliser les choses afin que tous les paramètres soient présents. Si La Marie est émouvante et touchante en tant que petite jeune fille charmante, il lui manque un peu de sueur, de mémoire et de vécu. Alors, avec la même technologie que celle de La Marie, je fais le Louis Ghost, le fantôme des Louis. J’injecte un symbole d’histoire et de vécu. Et l’on s’aperçoit que l’on a besoin des deux.

Bien que de même technique, ces deux objets sont diamétralement opposés. L’un nous amuse, car il est un déguisement, l’autre disparaît dans l’anonymat pour qu’on se l’approprie.
C’est exactement cela. Vous êtes dans le résultat de la stratégie.

Cette stratégie dont vous parlez, les slogans derrière lesquels vos objets disparaissent, comme « l’objet minimum » ou « le service plus », la mise en scène de votre personne physique, le fait d’être là où on ne vous attend pas, en imaginant des nains de jardin pour le salon : tout cela contribue à la création d’un mythe ou de l’icône évoquée tout à l’heure et à la fabrication d’une attitude.
Moi, j’ai une éthique, je n’ai pas d’attitude, je ne fabrique pas d’image pour la bonne raison que je n’ai pas de spectateurs.

Vous avez en tout cas une descendance. Ceux qui se réclament de vous ne partagent pas un style ou une écriture, mais plutôt une attitude, à savoir une façon d’appréhender le métier et tout ce qu’il englobe. On pense à Matali Crasset par exemple, qui manie habilement les stratégies de communication. C’est une différence entre vous et d’autres designers, comme Jasper Morrison par exemple, dont l’influence est surtout perçue au travers de la diffusion d’un vocabulaire formel.
Ce n’est pas une attitude, c’est plutôt une logique que l’on apprend ici et que l’on n’apprend pas ailleurs, qui fait la différence chez ces gens-là. Il y a une vraie logique et une intégrité dans le raisonnement, après il y a une éthique. Moi, j’ai l’échine un peu rigide, et quand les gens sortent d’ici, ils l’ont également.
Ici, on ne cherche pas à faire du style, on essaie d’être des inventeurs dans l’école de l’ingénierie française, qui est très belle – Concorde, BM 19 – plutôt que dans le stylisme, qui ne m’intéresse pas. Donc, en effet, il y a ceux qui font du style et ceux qui sortent d’ici, qui suivent une logique. Mais je n’appellerais pas ça une attitude.

Serait-il plus juste de dire qu’on apprend chez vous les stratégies de communication et de médiatisation ?
Non, non et non. Je suis forcé de m’inscrire en faux contre cela.

Vous avez pourtant un goût certain pour la mise en scène qui contribue à votre médiatisation. Dans les années 1980, n’avez-vous pas réveillé l’intérêt des médias pour le design français en vous rendant très visible ?
Mes produits existent et ils sont les plus vendus dans le monde. C’est pour ça qu’on parle de nous, pas parce que l’on s’est mis au-devant de la scène. On arrive à peine à photographier tout ce que l’on fait et à répondre aux interviews, on ne peut pas dire que l’on aide à notre médiatisation. Simplement, comme on fait tout le temps des nouvelles choses, les médias sont forcés d’en parler. Mais dire que l’on se médiatise, non, non et non.

C’est pourtant tout à votre honneur d’avoir ainsi sorti le design de l’ombre !
Ah, je suis d’accord avec ça, mais c’est grâce aux produits. Une chose ne peut exister uniquement par les médias. Mon design représente le design français parce qu’il existe, parce qu’il est vendu dans le monde entier.

En écho à votre descendance, que l’on vient d’évoquer, vous réclamez-vous de quelqu’un qui vous aurait précédé ?
Non, impossible. Je ne vois pas qui.

Pas forcément une personne ancrée dans le domaine du design. Cela pourrait être un politicien, un metteur en scène...
Je me réclamerais de Ptolémée.

Pas de père spirituel ?
Si, Platon, Galilée, deux hommes d’une modernité extrême.

Il ne me semble pas approprié de vous identifier comme un designer. Comment vous définiriez-vous ?
Un citoyen. C’est la plus belle chose du monde. Cela veut dire que l’on travaille, que l’on échange, que l’on râle, que l’on applaudit, que l’on aime, que l’on déteste, que l’on fait attention à l’autre, c’est un travail à temps complet. Moi, c’est mon travail, essayer d’être citoyen.

« Philippe Starck, Citoyen », est-ce le titre de l’exposition ?
Non, ils n’ont pas voulu mettre de titre. Moi, je voulais dire : « L’Ombre et le con-scient ». Le con chiant, c’est celui qui, du haut de sa stèle, dit des conneries et montre que la parole ment toujours. Tandis que l’ombre, c’est l’inconscient, nettement plus difficile à comprendre, mais magnifique. Donc ça s’appelle EXPLICATIONS, c’est le titre de l’ouvrage que j’ai conçu pour l’exposition.

L'exposition

Elle se déroule du 26 février au 12 mai. Tous les jours sauf le mardi et le 1er mai de 11 h à 21 h. Plein tarif : 6,5 euros, tarif réduit : 4, 5 euros. Centre Georges Pompidou, galerie sud, niveau 1, place Georges Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33. Commissaire de l’exposition : Marie-Laure Jousset, conservateur au MNAM/CCI. Musique : Laurie Anderson.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : L’univers mental de Philippe Starck

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