Les saints de Valentin

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 16 janvier 2017 - 1026 mots

Sise au Musée du Louvre, une exposition rappelle combien Valentin de Boulogne (1591-1632) s’inspira du Caravage sans jamais être écrasé par la leçon de son aîné, ainsi que l’atteste son Martyre de saint Procès et saint Martinien (1629).

Longtemps oublié, Valentin de Boulogne passa l’essentiel de sa carrière à Rome, ce qui en fit le rival, si ce n’est l’égal, de Nicolas Poussin (1594-1665), ce héraut du classicisme, dont il fut presque l’exact contemporain. À lui seul, Valentin assuma les espoirs d’une nouvelle peinture qui, influencée par la révolution caravagesque, intronisa le naturalisme en maître-mot, fit du noir un continent, des ombres des rêves, fouilla les corps comme jamais et sonda les âmes comme rarement. Du Caravage (1571-1610), Valentin retint de nombreuses leçons : comme lui, il fréquenta les bas-fonds et les tavernes interlopes ; comme lui, il aima figurer les musiciens et les tricheurs, les joueurs de cartes et les diseuses de bonne aventure, toute cette canaille pasolinienne ; comme lui, il sut mourir très jeune, à quarante et un ans ; comme lui, il sut livrer des compositions religieuses habitées par un sens inouï de la tragédie.

Installé en 1630 dans l’autel du transept droit de la basilique Saint-Pierre de Rome, où il voisinait avec le Martyre de saint Érasme de Poussin, livré quelques mois auparavant, le Martyre de saint Procès et saint Martinien trahit la renommée de Valentin. Le peintre y représente le martyre des deux geôliers de Pierre et Paul qui, convertis par les apôtres à la « foi de Jésus-Christ », libérèrent leurs prisonniers et furent donc exécutés. Si cette œuvre majuscule emprunte au Caravage, elle prouve l’émancipation de son auteur d’un certain ténébrisme en faveur d’une influence vénitienne – les couleurs se sont réchauffées, les clairs-obscurs ont perdu en violence, les ors et les bleus ont gagné en raffinement. Par ce retable, longtemps discuté parce qu’il semblait trop négliger le dessin, Valentin faisait de la lumière et de la couleur les clés de voûte du drame, étymologiquement de l’action. Magistral.

L’indépendance mentale
Rare personnage en pied de cette composition où pleuvent les corps, un bourreau s’apprête à frapper un coup sur les scélérats. La torsion du corps et l’élégance de la pose, outre qu’elles rappellent l’importance du geste – éloquent, rhétorique, expressif –, empruntent assurément au célèbre Gladiateur Borghèse. Savamment, Valentin de Boulogne parvenait ainsi à donner une légère inflexion antiquisante à un caravagisme tempétueux qui eût pu passer pour trop dissonant à côté du retable de Poussin, parfaitement classique.

Bien qu’il soit vu de dos, le personnage n’en rappelle pas moins la morphologie des bruns ragazzi de Caravage, de même que les forts contrastes lumineux qui animent sa silhouette doivent sans conteste au maître du clair-obscur. Avec sagacité, l’historien de l’art Roberto Longhi souligna ainsi que « l’indépendance mentale » de Valentin lui permit, « dès 1629, de réussir là où Caravage n’avait pas réussi en 1605, à savoir planter fièrement la vieille bannière caravagesque sur un autel de Saint-Pierre ».

Le surgissement théâtral
Venant du haut de la toile, escorté par un putto raphaélesque, un ange dégringole presque littéralement du ciel, les ailes déployées et la palme du martyre dans la main droite. Cette figure théâtrale intervient comme un deus ex machina et introduit au cœur d’une narration scrupuleusement naturaliste, presque vériste, un sentiment d’irréalité, ou plus exactement de surnaturel. Dévalant sur les suppliciés à l’agonie, cet ange tout chorégraphique évoque celui du Martyre de saint Matthieu (1599-1600) de Caravage, la grâce et la manière en moins. C’est que Valentin de Boulogne renonce ici à l’artifice au profit d’un pur surgissement plastique et chromatique dont l’origine est à rechercher, pour partie, du côté de la Sérénissime : la volute de l’étoffe bleue, la lumière chaude et les reflets dorés du ciel qui s’ouvre derrière des nuages ouatés ne se souviennent-ils pas de la peinture vénitienne et de Titien en particulier, celui dont les œuvres inoubliables portèrent à son apogée l’art du « colorito » ?

La chair entrelacée
Convaincus par les prédications des deux apôtres, les deux gardiens, qui se refusent à abjurer leur foi et à adorer une idole de Jupiter, sont condamnés au supplice. À cet effet, les deux corps sont placés tête-bêche sur un chevalet, selon un raccourci pour le moins audacieux. Le regard de l’un d’eux est à mi-chemin entre l’hébétude et l’effroi. Devine-t-il que l’un des bourreaux porte à incandescence une tige de fer ? Ressent-il la tension imprimée par cet autre tortionnaire, qui s’emploie à tourner la roue de l’écartèlement ? Cette densité des chairs et cet entrelacs de corps rougis par l’effort et la douleur, salis par la suie de la misère ou du mal, évoquent sans conteste Caravage, celui des Sept Œuvres de miséricorde notamment. Ils prouvent également combien Valentin de Boulogne, par sa pénétration psychologique, ses « morceaux » anatomiques et ses explorations sociales, put influencer les peintres du XIXe siècle, qu’ils fussent romantiques ou réalistes, qu’ils s’appelassent Delacroix, Géricault ou Courbet.

La fidélité historique
Le tableau n’aurait pu être que cela : un déluge de chairs souffrantes ou cruelles. Or Valentin de Boulogne ne renonce pas à introduire des personnages qui, en apparence secondaires, témoignent de son attachement scrupuleux, presque vétilleux, aux textes. À n’en pas douter, le cardinal commanditaire Francesco Barberini confia au peintre un cahier des charges très précis, ainsi qu’il l’avait fait pour Poussin quelques mois auparavant dans les mêmes circonstances.
Le vieillard dans sa tunique bleue, comme relégué dans l’angle supérieur droit du tableau, n’est autre que Paulin, le commandant des soldats qu’un châtiment divin, bientôt mortel, frappa à l’œil durant le supplice. À Néron, qui décapitera les deux gardiens romains, Martinien déclara : « Nous avons désormais pris du service dans l’armée du ciel. » Or Paulin, tout occupé à panser sa douleur à l’œil, ignore le drame qui se joue et, précisément, la puissance de l’En-Haut. Valentin semble presque l’insinuer : le criminel ne peut et ne veut pas voir.

Chronologie

1591
Naissance à Coulommiers (77)

1613
S’installe à Rome

1620-1622
Premières œuvres

1624
S’affilie à une confrérie d’artistes flamands et hollandais, les Bentvueghels

1629
Martyre de saint Procès et saint Martinien

1632
Décède à Rome

« Valentin de Boulogne. Réinventer Caravage »

Du 22 février au 22 mai 2017. Musée du Louvre, Paris-1er. Ouvert du lundi au dimanche de 9 h à 18 h, nocturne le mercredi et le vendredi jusqu’à 21 h 45. Tarif : 15 €. Commissaires : Sébastien Allard, Keith Christiansen, Annick Lemoine. www.louvre.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Les saints de Valentin

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