Les mystères de la Casa Malaparte

L'ŒIL

Le 1 mars 2000 - 1657 mots

C’est une maison plantée au sommet d’un rocher de Capri, une maison qui servit de décor pour Le Mépris de Jean-Luc Godard, une maison autobiographique, fascinante et contradictoire, à l’image de son créateur l’écrivain Curzio Malaparte. À l’occasion de la sortie du livre Malaparte, une maison qui me ressemble aux éditions Plume, visite de cette maison énigmatique qui ne livre toujours pas ses secrets.

Ceux qui ne sont jamais allés à Capri mais qui ont vu Le Mépris de Jean-Luc Godard, n’oublieront pas de sitôt la Casa Malaparte. Bien après le tournage, cette maison culte a été restaurée en 1981. Les intellectuels et artistes de tous pays peuvent désormais la visiter facilement. La voici donc qui revit après de longues années d’abandon où elle s’offrait aux vents et aux vagues. C’est d’ailleurs ainsi qu’on la voit dans le film, splendide et humiliée, pleurant de rouille et s’effritant, la peau rouge délavée de ses murs se délitant par plaques. Elle avait pourtant fière allure dans les années 40-50, à la fin du fascisme et pendant l’après-guerre, lorsqu’elle était le pôle d’attraction de l’intelligentsia italienne et internationale. Capri avait toujours été magnétique.

Depuis des temps immémoriaux, cette île avait la réputation d’être bordée de rivages mythiques, ceux-là même où le chant des sirènes avait irrémédiablement attiré les compagnons d’Ulysse. Un lieu antique, à la fois rude et frivole. Rude comme les vrais Capriotes qui s’accrochent à cette île guerrière et qui craignent cette mer capricieuse autant qu’ils l’aiment. Frivole comme les globe-trotters de tout poil qui viennent échouer là, convergeant irrésistiblement vers ce théâtre des vanités. Capri est l’île refuge pour les excentriques en mal d’authenticité, venus là pour mettre en pratique leur goût de l’esthétique, ainsi que pour tous les incompris en fuite, en quête d’une parenthèse radieuse. L’écrivain Gorki, qui y séjourna longtemps, aurait dit : « Capri fait tout oublier. » On y voit s’y former au début du siècle une colonie américaine, tendance Arts & Crafts, dominée par le peintre Charles Caryl Coleman qui déambulait, vêtu de riches djellabas fantaisistes, dans les patios odorants de la Villa Narcissus qu’il avait faite construire à l’image des villas pompéiennes.

Ainsi Fersen érigea la Villa Lysis, Marinetti sa Casa Rossa, Axel Munthe sa Villa San Michele. Le peintre Fortunato Depero habita la Villa Serafina où se réunissait la crème des futuristes. Capri eut aussi sa colonie russe, dite École de Capri, très active entre 1908 et 1911, rassemblée autour du patriarche Gorki à la Villa Spinola, où l’on rencontrait aussi bien le chanteur Fédor Chaliapine, accompagné de Iola, son épouse italienne, que Rosa Luxembourg, Lénine ou un certain Trotski (mais pas ensemble !). Toutes ces maisons aux doux noms de Villa Solitaria ou Villa Favorita étaient légion dans l’île. Mais la plus lointaine, la plus solitaire et la plus austère était la Casa Malaparte.

Malaparte contre Bonaparte
Kurt Erich Suckert est né à Prato en 1898, d’un père allemand et d’une mère lombarde. S’étant doté du surnom de Curzio Malaparte (en opposition à Bonaparte !) qui devient son nom légal en 1929, il est célèbre pour avoir été l’un des intellectuels italiens les plus brillants et insolents du fascisme. Connu aussi pour sa mythomanie et sa propension à changer de cap selon le vent, il reste l’auteur de deux romans remarquables, Kaputt (1944) et la Peau (1948), où il évoque une Europe avilie et décadente. Il est aussi le créateur d’une autre œuvre d’art étonnante : sa maison de Capri.

Elle semble naître de la roche sur la côte sud de l’île, ancrée dans le paysage vertigineux, sorte de coquillage collé tel une ventouse au promontoire, échouée là comme un sous-marin désorienté ou comme un animal marin mi-cétacé mi-crustacé, avec une carapace dont les gradins sembleraient des écailles. Une maison produisant des rêves à la mélancolie métaphysique et générant des monstres préhistoriques, tels que les imaginaient De Chirico ou son frère Savinio. Le designer Ettore Sottsass la découvre ainsi : « Dans la brume, j’ai soudain distingué une « chose » antique et rouge, depuis longtemps oubliée dans ces bois. » Elle lui apparaît comme « le vestige d’une orgie dont tout le monde serait mort ». Et de conclure « un drame se joue ici... métaphysique plus que symboliste ». Minérale, animale, fantomatique, elle surgit comme le fragment d’un songe, une image surréelle, un autel sacrificiel d’une civilisation engloutie. Étrange maison qui ressemble si peu à une maison, a une histoire toute aussi étrange.

Un portrait de pierre
La Casa Malaparte est indissociable de son propriétaire, de celui qui l’a ainsi conçue, au point de la nommer « Casa comme me » (maison qui me ressemble), ou encore « Mon portrait en pierre » et enfin « Celle que j’aime le plus au monde ». Véritable Narcisse, Malaparte ne vénérait que lui-même. Il fit donc tout pour que cette autre image de lui-même soit extraordinaire. Le choix du lieu d’abord : la pointe rocheuse du cap Masullo, bénéficiant d’une des plus spectaculaires vues de Capri, face aux trois Faraglioni, ces rochers qui, tels des flèches de cathédrale gothique, projettent fièrement leurs aiguilles blanches au-dessus de la mer. Un îlot dans l’île, difficile à atteindre, uniquement par la mer, ou par un sentier escarpé venant de terre.

La construction en fut très longue, coûteuse et difficile. Dans un premier temps, l’écrivain fit appel au plus grand architecte moderne de l’Italie fasciste, Adalberto Libera, celui qui a remodelé la Rome de Mussolini et qui a poussé le plus loin l’idéal de l’architecture rationaliste. Des plans sont tracés. La suite de l’histoire est confuse et reste mystérieuse. Ils se brouillent pendant le début des travaux, Libera abandonne et Malaparte continue seul, réorganisant totalement les plans de l’architecte. Il simplifie le projet, modifie l’orientation et surtout le toit. Les toits caractéristiques de l’île sont souvent en berceau, ondulant à la mauresque. Celui-ci est immense, absolument plat, sans rambarde, se terminant dangereusement à pic sur la mer comme une piste d’atterrissage. C’est là qu’il prenait le soleil ou faisait de la bicyclette ! Mais l’idée de génie de Malaparte a été d’y accoler, pour y accéder, un gigantesque escalier triangulaire, inspiré de celui de la petite église de l’île Lipari qu’il put admirer à loisir lorsqu’il y était en résidence forcée, arrêté par les fascistes en 1933, non par idéologie mais pour « diffamation et outrage » à Mussolini. Cet escalier trapézoïdal, magnifique volée de marches menant au toit, est d’une beauté incomparable. Il monte au-delà de l’horizon aussi bien qu’il descend du ciel vers la terre, créant une fausse perspective et donnant à la maison des allures de temple aztèque. Même si on continue à attribuer cette maison dans les manuels d’architecture à Libera, il est prouvé aujourd’hui qu’elle est l’œuvre intuitive d’un écrivain, l’échafaudant comme un organisme vivant, comme l’inversion, le miroir de son moi le plus ostensible, la scène de son théâtre intérieur.

Une maison faite de bric et de broc
D’ailleurs, cette maison est faite de bric et de broc. On y sent les tâtonnements, les erreurs, les réajustements, tout un processus de collage qui n’a rien à voir avec la démarche d’un architecte. Les murs, gorgés de sel, sont faits à la va-vite sans tenir compte des intempéries et des vagues qui attaquent la maçonnerie de surface et les plâtres intérieurs. Les canalisations sont insuffisantes, les châssis en bois des fenêtres ne sont pas étanches. Le mur pare-vent qui coiffe la terrasse comme une voile blanche est trop petit, disproportionné. Certains y voient une virgule, d’autres un point d’interrogation. Sa fusion avec le site est, par contre, admirable. Elle tient du miracle. La maison devient rocher. On pense inévitablement à la Maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright, mais celle de Malaparte, plus maladroite, est aussi plus poétique. Le résultat est un objet à la fois surréaliste et moderne, absolument hybride. Une sculpture vide pour inciter à la méditation. Une maison labyrinthe. L’entrée principale, petite porte ouvrant sur un petit hall, est difficile à trouver, cachée sur le côté. Les fenêtres sont de tailles différentes, à des hauteurs différentes. À l’intérieur, un immense salon succède à un fouillis de petites pièces comme des cellules de moines. Alberto Savinio est l’auteur du mobilier très simple, les mêmes canapés surdimensionnés et très sobres et les mêmes tronçons de colonnes cannelées formant la base de grandes tables que l’on retrouve dans les tableaux de De Chirico. Il a aussi signé les carreaux de faïence, dont certains dessinent une fausse cheminée sur le mur. Les fenêtres, presque des baies qui vont jusqu’au sol, sont très importantes, par leur taille, mais aussi parce qu’elles sont très profondes et découpent le paysage comme un tableau. La cheminée est monumentale et a la particularité de se terminer tout au fond par une fenêtre vitrée. On regarde ainsi les flammes danser sur la mer.

La Casa Malaparte est l’expression personnelle d’une âme bien de son temps, une époque ambiguë et conflictuelle. Elle a les qualités et les défauts de cet écrivain bien énigmatique : capricieuse, complexe, contradictoire, romantique. C’est une maison autobiographique qui évoque le désir d’ordre et le chaos, à l’image de ces années 30 dont Malaparte est un parfait concentré. Elle résume tous les conflits qui agitèrent aussi bien l’homme que l’écrivain, le correspondant de guerre ou le directeur de journaux, et tous les débats auxquels il fut confronté et dont il assuma les revirements, les prises de position contestables et le cynisme. Par quel mystérieux équilibre a-t-il pu tenir sur ce fil instable tout au long de sa vie toujours double, cohérent dans son incohérence ? Allemand et Italien, protestant et catholique, soldat et pacifiste, fasciste et communiste, journaliste et romancier, diplomate et prisonnier, sincère et menteur, lucide et vaniteux ? La réponse se trouve, peut-être, dans l’œuvre totale que représente sa maison, nœud de toutes les énigmes.

- À lire : Malaparte, une maison qui me ressemble, éd. Plume, 200 p., 349 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°514 du 1 mars 2000, avec le titre suivant : Les mystères de la Casa Malaparte

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