Les multiples visages de Carolus-Duran

L'ŒIL

Le 1 mai 2003 - 1501 mots

Contraint de vivre de son art, le peintre et sculpteur Carolus-Duran (1837-1917) est le prototype même du self-made man, magistral chef d’orchestre de sa carrière. Celle-ci, bâtie autour du Salon officiel puis, à partir de 1890, du Salon dissident (organisé par la Société nationale des beaux-arts, dont il est l’un des fondateurs) le propulse d’un statut d’artiste provincial quasi inconnu à celui de vedette internationale. Carolus-Duran expose et voyage dans toutes les capitales européennes et même aux États-Unis. Puis, vers 1900, sonne le glas de l’oubli. Dépassé par les esthétiques modernistes, l’artiste suranné n’évoque plus qu’un lointain souvenir du début de la IIIe République.

Fils d’aubergiste, issu d’un milieu modeste et étranger au monde de l’art, Carolus-Duran se forme sans grande conviction aux écoles académiques de Lille, auprès du sculpteur Phidias Cadet de Beaupré et du peintre François Souchon, un élève de David.
En 1862, à vingt-cinq ans, la chance lui sourit : il obtient le prix Wicar, équivalent du prix de Rome pour les artistes natifs du Nord. Puis, régulièrement, il est médaillé au Salon : en 1866, en 1869, en 1879. Cette année-là, le Portrait de la comtesse Vandal lui établit une réputation définitive de maître et de peintre à la mode. Sans compter les achats, les distinctions que lui accorde l’État, qui, tout au long de sa vie, sont nombreuses et prestigieuses. Il est promu chevalier de la Légion d’honneur en 1872, officier en 1878, commandeur en 1889, grand-officier en 1900. En 1904, il est élu à l’Académie des beaux-arts et devient directeur de l’Académie de France à Rome, un poste qu’il conserve jusqu’en 1913.
Pendant plus de trente ans, le Tout-Paris comme l’aristocratie européenne et la haute société américaine s’arrachent ce portraitiste hors pair. Bref, Carolus-Duran incarne le mythe de l’artiste « arrivé » mais – là réside toute sa singularité – sans avoir pactisé avec les tenants de l’académisme dogmatique et sans avoir non plus trahi ses velléités progressistes stimulées par son amitié privilégiée avec Monet et Manet.
Sa réussite matérielle et sociale, il ne la doit qu’à lui-même, à son tempérament affable et ardent, à sa faculté d’adapter son talent au goût d’une riche clientèle séduite par une peinture réaliste consensuelle, et à son incroyable capacité de travail. Et ce, quel que soit le genre pratiqué : le portrait, le paysage, le nu, la peinture religieuse, littéraire, d’histoire, ou bien encore la composition décorative. En 1875, Émile Zola, qui le considère comme un « disciple de Manet », précise dans un compte rendu : « C’est un technicien fort habile, sachant plaire à la majorité. » Sa production atteindrait selon les spécialistes le chiffre record de cinq cents toiles, sans compter les nombreuses études.
Installé à Paris en 1855, soutenu par le journaliste et peintre Zacharie Astruc qui devient son mentor, il est d’abord associé aux cercles qui composent le « deuxième réalisme », dont le chef de file n’est autre qu’Édouard Manet au début des années 1860. Évoquant cette époque, Carolus-Duran avoue plus tard à Félix Bracquemond : « J’étais un réaliste ayant l’horreur de l’Académie. »
Réfractaire à l’école néogrecque – représentée par Gérôme, Boulanger et la plupart des élèves de
Delaroche –, il suit en parfait indépendant un enseignement libre à l’académie Suisse, copie les grands maîtres au musée du Louvre et, surtout, regarde l’œuvre d’un peintre révolutionnaire : Gustave Courbet.
À ce stade, les analogies entre les tableaux de Courbet et de Carolus-Duran sont multiples. Ainsi se prête-t-il volontiers au jeu de l’autobiographie cher à Courbet, notamment avec Le Convalescent, 1861 et Le Baiser, 1868.
Le Convalescent ou Le Blessé (intitulé à l’origine la Visite au convalescent) – écho de L’Homme blessé, 1855, de Courbet – relate l’épisode tragique où il faillit perdre la vie à Paris en 1858. L’œuvre, touchante par sa sincérité, représente le peintre malade vêtu d’une chemise rouge vif, assoupi dans son atelier, la tête reposant sur son oreiller. Le talent de Carolus-Duran s’exprime par la facture libre, la monumentalisation de la figure, le sentiment de la « nature prise sur le fait », ainsi que par la technique du modelé amplifiant l’effet de vérité. À gauche du tableau, une nature morte composée d’une carafe, d’un verre et d’un livre, apparaît comme un « morceau de peinture » digne de son ami Manet.
Comme dans Le Convalescent, le rapprochement du Baiser – réalisé après un séjour en Italie (1862-1866) et un autre en Espagne (1866-1867) – avec Courbet s’impose, en particulier avec Les Amants dans la campagne, 1844, une scène de danse amoureuse au cadrage serré. Toutefois, la référence initiale au maître d’Ornans se trouve transcendée par le baiser échangé et l’étreinte des mains de Carolus-Duran et de sa jeune épouse Pauline Croizette. Le jeu de lumière contrasté, propice à l’intimité, est exalté par l’impact coloré du châle rouge et de la rose piquée dans la chevelure, qui accentue le romantisme de la scène.

Paysagiste et sculpteur
Ses paysages de la même époque – baignés de la lumière propre à la Côte d’Opale – témoignent de la complexité de sa sensibilité, à la fois vive et neuve. Dans Bord de mer à Audresselles, 1869, Carolus-Duran force l’admiration par le seul pouvoir d’une touche vigoureuse, synthétique, libre et rapide, d’esprit impressionniste, apte à rendre les fluctuations de la luminosité sur la surface de l’eau, les rehauts de vert, de bleu et d’ocre appliqués à l’état pur éclairant l’harmonie des gris. Dans Marée basse à Audresselles, 1869, la lumière irradiant la partie sombre des rochers confère un caractère visionnaire, d’esprit symboliste cette fois, qui annonce l’amitié du peintre avec des artistes tels que Puvis de Chavannes et Eugène Carrière.
Comme les peintres Ernest Meissonier et Alfred Roll, Carolus-Duran s’adonne aussi à la sculpture. Il inscrit plus particulièrement Le Pisan, un buste de 1874, dans la tradition statuaire italienne du XVe siècle. La parenté stylistique est évidente avec des œuvres néoflorentines plus proches, d’Alexandre Falguière (Le Vainqueur au combat de coqs, 1864), de Paul Dubois (le Chanteur florentin, 1865), et d’Antonin Mercié (David, 1871). Outre Le Pisan ainsi que la Tête de Marie Anne, il exposera jusqu’en 1900 d’autres sculptures remarquables comme Molière et sa servante Laforêt, le Portrait d’Amédée Achard ou encore celui du sculpteur Marcelle Lancelot-Croce, épouse Achard.
À la recherche « de la réalité et non [d’]un idéal classique », Carolus-Duran va privilégier les portraits de femmes du monde empreintes de coquetterie. Cette source de revenus substantiels, assurée par la clientèle fortunée des salons et des expositions, permet également au peintre cosmopolite qu’il devient, de faire face à son nouveau train de vie dispendieux.
La Dame au chien, dit aussi Portrait de Madame Feydau – la mère du célèbre auteur de vaudevilles Georges Feydau –, exposé au Salon de 1870, marque une étape fondamentale dans la mise au point de la formule du portrait exécuté sur commande. Un petit chien à ses pieds, l’élégante s’apprête à ouvrir un rideau d’un geste de la main droite. La robe en satin mauve, la jupe bleu clair, le tapis et la tenture vert clair et vert foncé, garantissent à Carolus-Duran la réputation de brillant coloriste. Théodore Duret, amateur éclairé et ami de Manet, écrit à propos du tableau : « Délaissant le terrain conventionnel et rejetant toute idée de type étranger au temps présent, M. Carolus-Duran, lui, fait pour le portrait ce que les maîtres réalistes ont fait pour le paysage. Il se met en face du modèle vivant, et il cherche à le reproduire par une opération de prime saut, ne voulant voir en lui que ce qu’il possède en propre. Ce n’est donc pas un type indécis, froid, plus qu’à moitié conventionnel, comme ceux de M. Cabanel, que M. Carolus Duran nous donne […], mais un type réel, une femme vivante, la femme de notre temps, telle qu’elle a, en toutes choses, une manière d’être et de paraître. »
Avec Au bord de la mer ou Portrait équestre de Mlle Croizette – sa belle-sœur en amazone – peinte à Trouville en 1873, Carolus-Duran associe, sur une même toile, le portrait « psychologique » et le paysage de plein air. Le portrait équestre, sombre et minutieux, se détache du paysage marin clair et immobile, accordant une très large place au ciel voilé. L’image du modèle, d’un chic extrême dans son vêtement noir, une fleur rouge délicatement attachée au corsage, fait figure, une fois encore, de véritable icône pour toute une classe sociale.
En règle générale, Carolus-Duran applique à ses peintures une vision propre à suggérer davantage qu’à définir. Selon ses propos : « La peinture n’est pas un art d’imitation, elle est un art d’interprétation. C’est la sensation qu’on éprouve des choses qu’il faut rendre et non les choses exactement. De là, la personnalité et la particularité des œuvres. »
Cette formulation essentielle, qu’il enseigne à ses nombreux étudiants anglo-saxons et scandinaves à Paris, résume un artiste parfaitement authentique, enfermé malgré lui dans le rôle exclusif que lui réserve trop souvent l’histoire de l’art : celui du portraitiste mondain.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Les multiples visages de Carolus-Duran

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque