Les fantaisies drolatiques des RADI Designers

L'ŒIL

Le 1 septembre 2000 - 1494 mots

On les avait vus à la Fondation Cartier et à la galerie Kréo à Paris l’an dernier. Cet été, ils ont envahi la Villa Noailles à Hyères. Le groupe RADI Designers, constitué de quatre jeunes créateurs, signe objets, meubles, gadgets et aménagements d’espaces. Au dernier Salon du meuble, ils ont été élus « créateurs de l’année 2000 ». Un univers fantaisiste à mi-chemin entre provocation et humour.

Forts de leur nom de plante à saveur légèrement piquante, les RADI Designers inaugurent leur aventure en créant Le Jardin mirobolant peuplé de gros légumes gonflables surdimensionnés, un peu comme dans un lieu revu et corrigé par Alice au pays des merveilles. Cela se passe en 1993 et déjà ils ne sont pas comme les autres. Dès leurs débuts, ils se révèlent particulièrement sérieux et drolatiques, rigoureux et fantaisistes. Ils sont quatre garçons réunis dès la fin de l’école, en l’occurrence l’ENSCI à Paris, et veulent en découdre avec un design alors très personnalisé, douillet, discret, efficace et fort peu poétique. Robert Sadler, Laurent Massaloux, Olivier Sidet et Claudio Colucci rêvent d’une technique parfaite au service d’un univers imaginaire né d’associations d’idées, de dérapages de sens, bref un monde d’objets constitué d’images tout à fait surprenantes. Ils veulent ravir et inquiéter. Troubler. Dérégler les règles du jeu. Bientôt rejoints par Florence Doléac Sadler, ils foncent tous azimuts car ils veulent tout entreprendre : la pièce unique comme le produit en grande série, la scénographie, l’espace entier à inventer, le mobilier... Gourmands et sans a priori sauf celui de se sentir libre comme l’air, ils s’essayent à tout. Aujourd’hui encore ils restent fidèles à cet éventail et à la création d’objets porteurs d’histoires.

Des objets dignes de Magritte
Ils se font remarquer à Genève en 1994 avec une tasse à café blanche toute simple mais couronnée d’une tiare dentelée en biscuit chocolaté, la Coffee Drop Splash. Comme si l’on avait laissé tomber de haut un morceau de sucre dans le café et que les éclaboussures en jaillissant avaient formé cette collerette. L’image d’un instantané. Un arrêt sur image puisqu’avec eux le cinéma n’est jamais loin. Ils rendent ainsi visible un mouvement, ils donnent corps à une vision très brève. Et ce détail, cet « accident », ce jaillissement est pris au pied de la lettre, est détourné pour devenir l’élément principal et rendre complètement surréelle une tasse à expresso terriblement banale. L’ordinaire, le quotidien prend alors une dimension d’étrangeté, de transfiguration. Un peu à la manière d’une Meret Oppenheim, à cause de sa Tasse en fourrure bien sûr mais surtout de sa Table à pattes d’oiseaux ou de ses Gants veinés. Ou d’un Magritte par l’évidence immédiate de l’image, par la mise en vis-à-vis de l’image et du langage, par son irrévérence envers les préjugés du sens commun. Avec cette tasse, ils mettent au point leur façon d’œuvrer : partir toujours d’une idée, la mettre à plat, en dilater la signification jusqu’à lui donner divers niveaux d’interprétations, jusqu’à imaginer de nouvelles dimensions dans l’usage qui en est fait, jusqu’à suggérer un autre espace, une sorte de prolongement. On songe à l’humour de Roland Topor, notamment dans l’exemple de leur attaché-case Business-class de 1998, où l’homme d’affaire qui le porte semble affligé d’une excroissance, d’une prothèse. Là encore les RADI ont plongé aussi bien le spectateur que l’utilisateur dans une autre logique. Il y a eu basculement. Car il n’y a rien à redire quant aux fonctions et aux qualités de cet objet. Il est d’une facture parfaite, en beau cuir avec coutures Hermès et intérieur doublé de jersey. C’est son utilisation et sa forme qui le font déraper. Les RADI feront souvent appel dans d’autres objets, à ce phénomène de greffe, de parasite, d’élément perturbateur.

Jeux de mots et chausse-trappes
Ils sont très à l’aise dans les jeux de mots sens dessus dessous et dans le jeu des expressions métonymiques où l’on présente la cause pour l’effet. Ainsi le guéridon Tavolino (édité par la galerie Sentou) dont le plateau est doté en son centre d’une excroissance sur laquelle, sans y réfléchir tellement cela semble naturel, on pose automatiquement la carafe dont le creux central évidé en épouse la forme. Imbriquées l’une dans l’autre, la table de bistrot et la carafe ne font qu’une. Normal, elles sont indissociables. On pourrait surnommer ce guéridon « chaque chose à sa place ». L’évidence est ici rendue flagrante. Les RADI ne font que montrer ce qui est sous-entendu. Même démarche pour le tapis intitulé Sleeping cat, présenté par le VIA sous le thème du confort au Salon du Meuble de 1999. Le coin du feu représentant particulièrement bien le symbole du confort bourgeois, trois éléments y sont réunis : la cheminée, le tapis et le chat. Synonymes de chaleur (le feu dans la cheminée, la douceur du tapis, l’affection du chat), leur fonction va être bousculée et redistribuée, glissant l’une sur l’autre. La cheminée est fausse, les flammes aussi, elle ne chauffe donc pas. C’est le tapis rouge, se déversant de la cheminée comme une langue incandescente, qui chauffe. Ce tapis est comme une invitation à s’y allonger et à regarder le spectacle de la fausse cheminée comme devant une télévision. Il est équipé d’un système chauffant invisible sous le riche tufté fait main façon velours. Le chat, lui, est incrusté dans le tapis, aplati, brodé dans l’épaisseur, ne faisant plus qu’un avec lui. La mise en scène est soignée, tous les usages habituels sont chamboulés, laissant la part belle à l’imaginaire, tout en fonctionnant parfaitement. Le confort y est mais pas là où on l’attend ! Cette proposition inusitée de disposer de l’espace, de l’agrandir et de l’habiter plus librement, cette façon de casser la routine quotidienne pour faire surgir l’objet qui, décalé, se révèle inconnu, déroutant, bref faire apparaître bizarre ce qui, intrinsèquement, ne l’est pas, voilà bien une démarche surréaliste ! Une question se pose alors : les RADI ne jouent-ils pas sur le fil du rasoir, sur le fil ténu entre art et design ? Designers, ils le sont par définition, par la rigueur de leurs techniques, leur exigence de fonctionnalité, leur attention à la production industrielle. Mais leur jeu perpétuel sur la perception, leurs chausse-trappes, tiroirs à double fond, pièges poétiques, leurs « images » séduisantes mais aussi ironiques ou angoissantes, bref leur vocabulaire utilisé en double lecture, leur onirisme, tout cela ne naît-il pas d’une « attitude artistique » ? Un designer n’aurait-il pas le droit d’être artiste ? Dans ce cas on songe souvent à la position d’un Ingo Maurer. La question était particulièrement dans l’air lors de leur « installation » en suspens présentée à la Fondation Cartier et intitulée Fabulation. C’est l’histoire d’une forêt de lampadaires disposés à diverses hauteurs, tout à fait ordinaires lorsque les abat-jour apparemment standards sont éteints et donc opaques, qui deviennent tout à fait fantomatiques lorsqu’on les allume et qu’apparaissent en transparence des images flottantes, mouvantes, elles aussi à double sens. Le masque évoque autant la fête que le meurtre, le papillon autant la grâce que l’enfermement et l’éphémère. Ce n’est pas un hasard si les RADI n’exposent que dans des lieux non voués traditionnellement au design. Ils ont commencé grâce à leur talentueux agent Didier Krzentowski, de l’agence Kreo, par une exposition à la galerie Perrotin, suivie par la Fondation Cartier, puis par la Villa Noailles à Hyères cet été, et enfin en octobre à l’Institut français d’Architecture à Paris. Leur désir de se montrer au cœur d’autres milieux est une autre démonstration, s’il en fallait, de leur attachement au décalage et à la liberté. Depuis trois ans, devant leur succès grandissant, ils ont fondé une agence et se sont associés en une respectable SARL, gardant le sigle des RADI Designers. Entendez par là : Recherche Autoproduction Design Industriel-Designers. La réponse à la question est bien dans ce sigle. Par ailleurs, leur quintette est devenu quartette avec le départ de Colucci, fixé à Tokyo. Leur participation au design industriel se précise. Ils préparent pour le Salon du Meuble de Paris en 2001, où le VIA leur a donné carte blanche, une série de meubles aux plateaux faits grâce à un procédé obtenu à la fois par aspiration et soufflage du plastique, mais avec aussi des pieds emboîtés en bois et tournés de manière traditionnelle. Ils viennent de terminer un verre pour Schweppes et ont créé un doseur pour Ricard. Surtout ils inaugurent en septembre à Paris une fontaine à boire pour remplacer petit à petit certaines fontaines Wallace, ravissantes mais peu pratiques. Commandée par la SAGEP (Société anonyme de gestion des eaux de Paris), elle est en fonte peinte en gris foncé avec des pigments iridescents verts et représente la silhouette de deux femmes (clin d’œil aux cariatides d’avant) qui tendent le bras. Par extrusion et par un subtil mouvement giratoire, comme la trace d’une rotation rapide (encore un mouvement figé !), ce profil devient abstrait selon le point de vue où l’on se place. Un tour de force.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°519 du 1 septembre 2000, avec le titre suivant : Les fantaisies drolatiques des RADI Designers

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