Les découvertes du textile

Par Gilles de Bure · L'ŒIL

Le 1 juin 2000 - 1836 mots

Après nos dossiers consacrés au mobilier XVIIIe, à la sculpture, aux arts primitifs ou à l’Art Déco, voici venu le tour des tapis et tapisseries.
Six marchands français évoquent ici leurs découvertes et leurs coups de cœur. De l’Égypte copte à la Bessarabie, de Tournai à Ispahan.

Le textile est un curieux univers où cohabitent collectionneurs et amateurs mus par des motivations différentes. Pour les premiers, l’art est prioritaire. Pour les seconds, le décor est essentiel. Avec le tapis, il faut tout d’abord suivre un itinéraire qui file de l’Anatolie au Caucase, de l’Iran aux plateaux de l’Asie centrale. Une source faite d’animaux pour la laine et de plantes pour les teintures. Longtemps, là-bas, on les appela les yürük, soit littéralement, les tapis de « ceux qui marchent ». Très liés à l’Islam certes, mais aussi à la chrétienté, tant l’Arménie est présente. Le premier choc pour l’Occident a lieu avec les croisades. Puis le goût pour les tapis se développe et la France se pose en éclaireur avec, dès le XVIe siècle, la Savonnerie et Aubusson… Dès qu’il est singulier, authentique, un tapis raconte une histoire, cristallise une mémoire, exprime une vision du monde. Et il en va de même de la tapisserie que les Flamands tout d’abord, les Français ensuite, ont su porter à son acmé. Là encore, c’est l’émotion, le rythme, la couleur, la sensualité qui font le prix d’une tapisserie. Tout autant que son âge, son origine et sa technique. Les univers du tapis et de la tapisserie sont d’une richesse et d’une diversité extrêmes. En saisir le fil, c’est dérouler un écheveau sans fin, tissé de surprises, tramé de découvertes, noué de merveilles. Le meilleur moyen de s’en saisir, c’est de pousser les portes des galeristes et des antiquaires qui leur ont consacré leur vie, de les écouter, de « feuilleter » liasses et empilements, de ne pas hésiter à commencer modeste, de ne pas fuir l’usure et le fragment, de se laisser gagner par l’émotion plus encore que par la rareté ou l’ampleur.

L’émotion et l’équilibre
On connaît les tapis et tapisseries de haut vol présentés à la galerie Chevalier. Des textiles de grande qualité, parfaitement ouvrés. Ce que l’on sait moins, c’est qu’elle possède une étonnante collection de textiles coptes, des fragments pour la plupart, dont les prix, oscillant entre 5 000 à 50 000 F, sont plus qu’abordables pour de tels chefs-d’œuvre. Parallèlement à l’exposition de l’Institut du Monde arabe (L’Œil n°516), Dominique Chevalier présente en juin, quai Voltaire, un ensemble impressionnant. « En fait, il s’agit d’un retour à ma tendre enfance, confie-t-il. Mon grand-père maternel, architecte et peintre, est parti avec Guimet en 1913 pour une campagne de fouilles à Antinoe. Il en a rapporté des textiles et surtout d’innombrables dessins et peintures, la majorité donnée au Louvre. Puis, au fil du temps, à Drouot et ailleurs, il m’a été possible de réunir cette collection qui compte aujourd’hui plus de 200 pièces. Ce qui m’avait tellement touché, enfant, me touche plus encore aujourd’hui. Les textiles coptes ne relèvent en rien d’un art de cour mais sont l’œuvre d’artistes-artisans campagnards à la science incomparable. Les influences égyptienne, grecque, romaine, chrétienne, arabe s’y mêlent harmonieusement en un équilibre de masses colorées où dominent l’émotion et la sensualité. C’est un art de la durée puisque le champ temporel du textile copte s’étend du IIIe au XIIe siècle. Avant, c’est trop archaïque et après, trop semblable au reste. Mais le plus étrange et le plus saisissant, c’est leur extraordinaire modernité. »

La qualité et la tradition
Là encore, chez Blondeel-Deroyan, tapis et tapisseries cohabitent. L’univers textile ne connaît pas de frontières si ce n’est celle de la qualité. D’origine flamande, Bernard Blondeel est, bien évidemment, très orienté vers la tapisserie. « Les plus intéressantes sont celles du XVe siècle et du début du XVIe. À l’époque, les ateliers n’étaient pas encore organisés. On avait affaire à des liciers itinérants qui allaient de châteaux en châteaux et créaient sur place, à la demande. Au XVIe siècle, la tapisserie flamande est florissante, on compte au moins 15 000 liciers en Flandre, avec Bruxelles et Tournai comme points d’ancrage. Les guerres successives les poussent à émigrer, et beaucoup viennent en France où ils apportent leur savoir. La Flandre et la France sont vraiment les deux grands pays de la tapisserie même si l’Espagne du XVIIIe reprend le flambeau… En Flandre, le dernier atelier ferme vers 1750 et, en France, la Révolution marque la fin de la tapisserie ancienne. Il y a bien eu un renouveau au XIXe, mais c’est beaucoup moins intéressant. Pour ma part, j’ai une tendresse particulière pour celles qu’on appelle les Mille Fleurs, et sur lesquelles j’organise en juin une exposition à la galerie. Leurs fonds, tissés de petites fleurs très serrées, évoquent le paradis perdu, en même temps qu’ils sont de merveilleux supports à armoiries, animaux, scènes religieuses… Bien sûr, la rareté des ces Mille Fleurs en fait le prix. »

L’art et la science
Antiquaire, marchand, expert et enseignant à Lyon, René Samani aime à citer Béatrix Beck : « La science est un puits, mais l’art est une source. » Manière pour lui d’exprimer qu’une source est intarissable, et qu’en matière de tapis et de tapisseries, c’est l’art qui prédomine en ce qu’il est, lui aussi, intarissable. « Nous sommes tous des experts et notre science, notre savoir sont incontestables. Pourtant, c’est toujours l’intuition qui nous fait réellement évaluer une œuvre. C’est cela que j’essaie de transmettre à mes étudiants de Lyon 3 tout autant qu’à mes clients, cette certitude que le tapis c’est la musique des yeux. Bien sûr, on peut toujours parler technique, origine, époque, mais je me souviens avoir déchiffré sur un tapis du XVIe siècle cette phrase magnifique : « J’ai tissé ce tapis avec du fil d’âme et je l’ai orné avec le sang de mes yeux. » Il y a là plus de plénitude que dans tout discours savant. Le miracle du tapis, c’est qu’il est tissé de vibrations, de sensations et d’émotions. Bien sûr, mes origines persanes me portent vers cette culture avant toute chose. Voyez ce tapis d’origine Kachan de la période Kadjar, c’est-à-dire de la première moitié du XXe siècle, il a beau ne pas être ancien, il porte toute cette tradition et toute cette émotion. Ici le fil d’âme et le sang des yeux sont matérialisés par un subtil brochage de fils de vermeil et d’argent. »

La simplicité et le succès
Kilim, le mot magique. On en rapporte du Maroc comme de Turquie, en souvenir idéal de vacances ou de voyages exotiques. Ouverte depuis 30 ans, la galerie Triff à Paris est le grand spécialiste parisien du kilim, tout autant d’ailleurs que des gabbeh iraniens. Mais le kilim anatolien reste le territoire d’élection de Jacqueline Daumas. « Au fond, dans les kilims, plus ça va et plus ce que je recherche, c’est la simplicité. J’aime surtout les Anatoliens aux couleurs végétales très fortes et intenses, tissés laine sur laine, fréquemment en longueur à cause de la taille des métiers. J’aime aussi les Iraniens, souvent carrés, car on les utilisait comme nappes. Et encore les Tadjiks aux motifs géométriques traités en grands aplats, de façon très singulière. Bien évidemment, il est de plus en plus difficile de trouver des kilims anciens tant leur succès est grand. Imaginez que les plus anciens remontent au XVIe siècle, et de ceux-là ne restent le plus souvent que des fragments. »

La majesté et l’apparat
Pour Reynold Hadjer, le marché a basculé en quelques années. Les collectionneurs se sont raréfiés et le nombre d’amateurs ne cesse d’augmenter, plus soucieux de grande décoration que de technique. « Au fond, ceux qui achètent aujourd’hui sont plus sensibles au graphisme, au dessin, aux couleurs, voire à la symbolique qu’à la technique. On dit de moins en moins : « regardez, c’est aussi beau à l’envers qu’à l’endroit. » Qu’il s’agisse de tapis ou de tapisseries, en matière de textiles, ce qui marche bien, ce sont les belles créations, celles autour desquelles toute une grande décoration peut s’organiser. Le règne de la moquette avait tari le goût des tapis. Le retour du parquet, assez logiquement, ranime l’envie de tapis. Au-delà de ces très belles pièces, il y a mille possibilités. Ainsi, par exemple, mieux vaut un très beau Chiraz pas très cher qu’un mauvais Ispahan surestimé. De même, il ne faut pas hésiter à démarrer avec un tapis un peu usé. Il existe d’ailleurs des territoires qui restent à explorer et à découvrir – ou à redécouvrir – comme ceux des tapis portugais ou chinois anciens. Ou encore, celui du tapis bessarabien, méconnu à cause de sa rareté. On trouve 100 Aubusson pour un Bessarabien. La plupart d’entre eux ont été commandés par la cour de Russie, et témoignent d’une intéressante conjugaison entre le goût occidental et le charme oriental… »

La rareté et l’écriture
Pour Berdj Achdjian, les choses sont claires, c’est l’œil, en ce domaine, qui a forcé l’esprit. L’œil, toujours, précède. Autant dire que pour lui également, l’émotion prime sur la science. « D’autant que nous sommes en formation permanente. Les connaissances ont explosé depuis 20 ans. Notamment sur le plan esthétique où elles deviennent de plus en plus fines. D’ailleurs, en dehors d’ouvrages extrêmement spécialisés et concernant essentiellement des pièces de musées, la bibliophilie sérieuse concernant les tapis et les tapisseries date de 10, 12 ans. Que dire des tapis qui n’ait déjà été dit ? Sans doute revenir, insister sur le fait qu’il s’agit d’un art à part entière. Un art originaire, très souvent, de pays de culture orale où la réalisation d’un tapis était une manière d’écrire… Mais plus encore, je voudrais insister sur le fait que les pièces rares, les périodes rares, n’existent qu’en très petit nombre d’exemplaires. Un grand peintre peut avoir réalisé dans sa vie entre 500 et 1 000 tableaux. Un grand créateur de tapis se limitera à vingt ou trente pièces. À l’origine, le tapis n’était pas un art populaire. Il était destiné aux puissants, et même si le génie propre à tout créateur s’y exprimait pleinement, il était soumis à des codes, à une réelle symbolique. Il y a une réalité objective concernant motifs, rythmes, couleurs, scansion, technique, mais la symbolique et le signifiant sont plus difficiles à décrypter. Bien sûr, à partir du XIXe siècle, vogue et consommation aidant, cet art s’est mué en artisanat et le tapis est devenu un objet banal. Difficile de faire le tri, et c’est là que l’œil intervient. Parce que seul un œil qui travaille peut faire la différence et apprécier la rareté et la qualité d’écriture. »

Des conseils à suivre à la lettre car ces spécialistes du textile savent qu’en la matière il vaut mieux se laisser gagner par l’émotion que par l’obsession de l’ampleur ou de la rareté.

- À voir : PARIS, « Les tapisseries Mille Fleurs », à la galerie Blondeel-Deroyan jusqu’au 15 juillet et « Les textiles coptes », à la galerie Chevalier jusqu’au 30 juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°517 du 1 juin 2000, avec le titre suivant : Les découvertes du textile

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