Le Sueur, la grâce et la mesure

Par Adrien Goetz · L'ŒIL

Le 1 mars 2000 - 1706 mots

Une exposition au Musée de Grenoble, la première jamais consacrée à Eustache Le Sueur, permet de voir une centaine de tableaux et de dessins de ce grand maître du XVIIe siècle français. Après un long purgatoire, il réapparaît, encore paré de toutes les étincelles du baroque, dans la pure lumière classique dont il fut l’un des inventeurs.

Francis Ponge a écrit du classicisme qu’il était « la corde la plus tendue du baroque ». Dans la France du XVIIe siècle qui regarde vers l’Italie, la Rome antique retrouvée et l’invention d’une Athènes idéale, la pureté classique a constitué, pour certains artistes, un but suprême. Eustache Le Sueur, élève de Simon Vouet dans les années 1630, se forma dans l’atelier le plus enthousiaste de Paris. Fils d’artisan, il apprit la mythologie, l’histoire antique, lut des romans. Très vite débordé par les commandes, il n’eut pas le temps de franchir les Alpes et resta le peintre parisien par excellence.

Plus audacieux que Simon Vouet
Le peintre se détacha peu à peu de l’influence de Vouet, sensible dans les grands travaux décoratifs de sa jeunesse. Pour le président de la chambre des comptes, Nicolas Lambert de Thorigny, il réalise le cabinet de l’Amour. L’Enlèvement de Ganymède, qui s’intègre à cet ensemble, montre la manière dont Le Sueur révise l’enseignement de son maître. Les couleurs sont plus audacieuses que celles employées par Vouet qui n’aurait jamais placé cette draperie mauve derrière les cheveux blonds du jeune homme enlevé par l’aigle. Vénus endormie surprise par l’amour démontre la virtuosité du jeune Le Sueur. Jeu d’ombres,  alliance audacieuse des couleurs, pose lascive d’une odalisque, qui inspira peut-être Ingres, diagonale aux lignes serpentines, entre les courbes du rideau et l’ondulation des draps. Le caractère théâtral de ce rideau qui s’ouvre, de cette surprise habilement ménagée, renvoient à l’esthétique alors dominante. Le Sueur manie toutes les cordes de la lyre baroque. Les tableaux illustrant le Songe de Poliphile de Francesco Colonna, parcours allégorique datant de 1499, adapté en français par Jean Martin en 1546, témoignent de la complexité des sujets qu’il traite dans les premiers temps de sa carrière.

Sur la corde classique de la lyre baroque
Poliphile devant les trois portes, par exemple, met en scène un héros élégant et fougueux, placé devant la porte de la gloire de Dieu, celle de la gloire du monde et celle de la mère de l’Amour, qu’il choisit finalement. Une noble dame, suivie de six demoiselles, l’y accueille. Le Sueur a remplacé les rochers du conte par un portique, un instrument de musique brisé jonche le sol. Déjà la pureté de la ligne et la sérénité des attitudes laissent pressentir un revirement. Le bois fracassé de l’instrument en est peut-être le symbole. Cette tension, comme si le violon allait exploser parce qu’il serre trop la corde qu’il préfère, habite les premières œuvres d’Eustache Le Sueur. Mais l’âme de Le Sueur se dégage peu à peu de la culture savante des élèves de Vouet. Il regarde vers Poussin, vers Raphaël surtout, vers la simplicité des sujets religieux. Pierre Corneille, en 1636, avait donné au théâtre L’illusion comique, pièce à machines, complexe féerie baroque. En 1642, il fait jouer Polyeucte, qui ne parle que de l’amour pur, de la gloire, et de l’aspiration à la sainteté. Le goût du public cultivé a changé aussi en peinture. L’aspiration à une beauté plus haute et plus grave habite ces derniers temps du règne de Louis XIII et, ensuite, les années où Mazarin, éminent collectionneur et amateur d’art, gouverne la France dans l’ombre d’Anne d’Autriche.

Une école de simplicité
L’œuvre de Le Sueur bascule avec sa plus importante commande : 22 tableaux, illustrant des scènes de la vie de saint Bruno, pour le cloître de la Chartreuse de Paris. Influencé par Poussin, qui constitua pour les artistes parisiens entre 1640 et 1642, dates où il réside en France, un modèle de rigueur et de clarté, il se met à la tâche en 1645. Ce travail l’occupa jusqu’en 1648. Ce fut pour lui une école de simplicité, l’occasion de créer un style classique très personnel, moins rigide que celui de Poussin, moins exubérant que celui de Vouet et de ses élèves. Sobriété et pureté se déploient dans des toiles bouleversantes de simplicité, parfois sévères, destinées à la contemplation et à la méditation. C’est aussi ce type de tableaux, plus difficile à aimer que les sujets mythologiques, qui précipita l’oubli d’Eustache Le Sueur. En 1650, pour son second décor à l’hôtel Lambert, il représente les muses, un sujet profane mais qu’il traite également comme un support de méditation savante, selon un rythme musical, harmonisant les draperies avec le paysage. Il est dans ces années un peintre reconnu, comptant parmi les membres fondateurs de l’Académie de peinture, appelé à peindre un May pour Notre-Dame de Paris, multipliant les ouvrages, pour la cour, pour la reine mère, pour la chambre du roi.

L’atticisme parisien
Il suffit, pour constater cette victoire de l’« atticisme », un certain classicisme « athénien », qui plaît tant dans la peinture d’Eustache Le Sueur, de regarder l’une des dernières œuvres qu’il peignit trois ans avant de mourir à 48 ans. L’Annonciation du Louvre, qu’il avait exécutée à la demande d’un de ses amis, Jean Durant de Linois, prévôt de Mitry-en-France. Le Sueur n’a rien renié du raffinement de ses premières années. La finesse et l’audace des couleurs qu’il emploie pour les ailes de l’ange appartiennent encore au monde du merveilleux et de l’illusion. L’économie extrême des moyens, le décor presque abstrait du fond, le bois nu du prie-Dieu, les briques au sol et le fond d’or s’allient pour encadrer le geste simple de la Vierge qui accepte l’annonce divine. La composition pourrait être néoclassique, comme le souligne Alain Mérot dans la grande monographie qu’il a consacrée au peintre en 1987. On pense au sublime des tirades de Racine, à Esther ou à Athalie, qui ouvrent la dernière décennie du XVIIe siècle. Le Sueur s’est dépouillé de ses vains ornements.
C’est de ce dernier Le Sueur que l’on a pu dire, au XIXe siècle qu’il était une sorte de Fra Angelico français qui se serait trompé d’époque. Un primitif à l’âge baroque ? Ou un précurseur ?

Des dessins vibrants
La réponse se trouve peut-être dans les dessins. Le travail du peintre qui parvient, dans ses toiles, à cette pureté noble qui le caractérise, peut être violent et acharné. On comprend en voyant ces dessins un des paradoxes essentiels de l’art d’Eustache Le Sueur. Ce qui plaisait en son temps dans ses dernières peintures, ce qui continue à plaire aujourd’hui, c’est peut-être ce travail tourbillonnant, vibrant, très baroque, qu’il parvient à dompter. Toutes les réminiscences, perceptibles chez l’artiste de 1650, du débutant de l’atelier de Simon Vouet. L’harmonie de ses compositions vient de cette force du dessinateur. Dans l’une des études pour L’Annonciation, conservée à Vienne, il avait d’abord tracé une grande diagonale, légèrement infléchie, qui dans le tableau ne se voit plus sous le fond d’or portant la colombe et les têtes ailées des anges. Il n’avait pas non plus tracé la géométrie du sol et des pierres de la muraille. Il laissait dominer les volutes des tissus et les arabesques des mains. Or, dans le tableau, rien de tout cela ne manque. Le voir demande seulement plus d’attention, une contemplation plus profonde, celle qui permet de lire tout le merveilleux, l’étrangeté, qui perce, chez Corneille, sous les vers de Polyeucte. C’est pourquoi ce grand précurseur du néoclassicisme suscita autant l’admiration, étonnante de prime abord, d’Eugène Delacroix, sensible, dans son Journal, à la poésie de l’artiste : « Il a l’art, qui manque tout à fait au Poussin, de donner l’unité à tout ce qu’il représente. La figure en elle-même est un ensemble parfait de lignes et d’effets, et le tableau, réunion de toutes les figures, est accordé partout. » Cet « accord » explique pourquoi l’imaginaire baroque d’un Delacroix pouvait vibrer à l’unisson de ces réminiscences non classiques qui font entendre, dans les ensembles décoratifs de Le Sueur, une note surprenante, mais accordée, un imperceptible frémissement : l’ultime écho des instruments baroques.

De l’alcôve de la reine mère au séminaire de Venise
L’exposition, qui permet de voir, à côté des tableaux, deux cabinets de dessins, est de ce point de vue une exceptionnelle réussite. Le directeur du Musée de Grenoble, Serge Lemoine, a confié à Alain Mérot, le meilleur spécialiste actuel d’Eustache Le Sueur, le choix des œuvres et la rédaction du catalogue. Un seul regret : le Louvre, en comparaison des autres grands musées étrangers, a peu prêté, et c’est sans doute dommage. Pour évoquer le cycle de saint Bruno, les copies d’époque conservées à la Grande Chartreuse, inédites, ne sont guère qu’une solution habile. D’autant que toutes les grandes collections de la planète ont eu à cœur de participer à cette fête unique : du Getty aux collections du duc de Buccleuch, de la National Gallery de Washington au Kunsthistorisches de Vienne et aux musées de Berlin, tous ont prêté. Les deux scènes qui ornaient l’alcôve de la reine Anne d’Autriche et que Pierre Rosenberg, ardent défenseur d’Eustache Le Sueur, a su retrouver parmi les tableaux oubliés du séminaire de Venise, seront montrés pour la première fois. Un modello pour le Saint Paul à Éphèse, qui n’est jamais sorti du Musée d’Alger, peut être comparé au tableau, bien connu, du Louvre. Des tapisseries d’après Le Sueur, des gravures d’interprétation exécutées à partir de ses œuvres – les plus belles sont celles de François Chauveau d’après la Vie de saint Bruno – complètent l’ensemble et donnent une idée de certaines œuvres perdues ou qui n’ont pas pu être montrées. C’est aussi grâce à l’estampe que Le Sueur fut si populaire en son temps. La France et l’Europe découvrirent et imitèrent ses œuvres. Avant Charles Le Brun et les décors de Versailles, c’est lui qui incarna le grand classicisme parisien. Face à un Poussin souvent trop austère et philosophique, Eustache Le Sueur fut, par excellence, le peintre de la mesure et de la grâce, celui que l’on avait surnommé au XVIIIe « le Raphaël français ».

- GRENOBLE, Musée de Grenoble, 19 mars-2 juillet, cat. RMN, 200 p., 190 F. À lire également : Alain Mérot, Eustache Le Sueur, éd. Arthéna, 600 p., 320 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°514 du 1 mars 2000, avec le titre suivant : Le Sueur, la grâce et la mesure

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