Le nu, fruit défendu ?

L'ŒIL

Le 1 juillet 2000 - 1584 mots

Qu’en est-il de la photographie de nu ? De la plus grande beauté à la plus confondante vulgarité, du travail d’esthète au racolage le plus grossier, elle évolue entre ses extrêmes au gré des changements de mode et des caprices de sa clientèle. Cet été l’Espace 13 d’Aix-en-Provence a choisi de montrer les collections des Rencontres photographiques d’Arles sous cet angle très particulier.

Quiconque a jamais tenu une camera obscura entre ses mains sait qu’il n’y a rien de plus difficile à photographier qu’un corps dénudé. Il faut saisir la courbe, sa grâce, sa tension, interpréter la lumière, jouer avec elle, mettre en scène un modèle, ou bien savoir se placer, se faire oublier de lui, bref écrire une partition graphique qui pourrait tout aussi bien être musicale, symphonie, concerto, coup d’archet, staccato... Une relation subtile d’où l’érotisme n’est jamais totalement absent, même chez les plus glacés des opérateurs. « Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographiée à mon regard : la lumière, quoiqu’impalpable, est bien ici un milieu charnel, une peau que je regarde avec celui ou celle qui a été photographié », écrivait Roland Barthes. Mais le regard, saturé par l’érotisation croissante de notre société, peut-il encore s’émouvoir de ces grâces sophistiquées qu’Alvarez Bravo, Kertesz ou Dritikol savaient coucher sur la pellicule ? Il est d’ailleurs permis de se demander dans quelle mesure la photographie, disons classique, de nu n’est pas à son tour affectée par cette hyper-banalisation de la représentation du corps, calibré, stéréotypé, forcément jeune, presque toujours féminin que l’on peut voir sur la voie publique, dans le métro, à la télévision… La photo de nu est un vaste champ de foire, où l’on trouve de tout, de la plus grande beauté à la plus confondante vulgarité, du travail d’esthète prudemment distancié au racolage le plus grossier. Entre ces extrêmes évoluent petits maîtres et grands talents soumis aux aléas des changements de mode et aux caprices de la sensibilité de la clientèle.

Un je-ne-sais-quoi de tendresse pudique
Certains nus des années 60 et 70, par exemple, ont pris, révérence gardée envers les modèles, un phénoménal coup de vieux, tandis que leurs homologues des années 30 conservent un je-ne-sais-quoi de tendresse pudique propre à leur faire, sans dommage excessif, traverser la dure, l’ingrate épreuve du temps. Certains vous affirmeront qu’il n’est de bonnes photographies de nu que celles qui sont d’abord passées par le regard amoureux de l’opérateur sur le modèle. Les preuves sont nombreuses : de Stieglitz avec Georgia O’Keeffe à Weston avec Tina Modotti, de Callahan avec sa femme Eleanor à ces flopées de jeunes et moins jeunes photographes qui ne prennent plus pour modèle que leur (jalouse ?) compagne. Le témoin « extérieur », soudain paré du rôle de voyeur de ces fragments d’intimes comédies, est alors pris du sentiment qu’il se passe autre chose qu’une simple prise de vue : un feeling, une délicatesse absente dans les compositions un peu convenues des calendriers Pirelli et autres ouvrages réalisés sur commande pour des agences de mannequins par les professionnels de la photo de mode. Que reste-t-il d’émouvant dans ces dernières images, déjà tant vues dans les magazines et sur les affiches de publicité, jusqu’à la désincarnation ? N’est-il pas plus coquin de pratiquer cet échangisme virtuel consistant à observer à loisir la femme des autres, mise en scène par le compagnon d’un jour ou d’une vie ? N’est-il pas plus troublant d’accepter cette invitation au partage des sens, librement consenti de part et d’autres ? Pour Harry Callahan, plus la photographie se rapproche de la vraie vie, meilleure elle est. Vérité qui s’interprète de manière littérale aujourd’hui, à travers le courant de plus en plus dominant de l’autoportrait.

Au royaume de l’interdit
Sujet (objet ?) d’étude, le nu serait donc le modèle parfait. Ne dit-on pas que le corps féminin recèle le fameux nombre d’or ? Ne parlait-on pas naguère, pour définir un nu, peint ou photographié, d’une « académie » ? Certes il fallut un certain temps pour que la photographie se détache enfin de l’influence des peintres (Boucher, Ingres, Renoir) et des sculpteurs (des antiques à Rodin et Maillol), trouve ses marques et invente son propre langage. Osons dire ici que les friponneries couchées sur daguerréotype, puis sur collodion humide, avant d’être diffusées à grande échelle grâce aux tirages argentiques en série, ont largement contribué au dépoussiérage d’un genre figé dans ses poses académiques. Et que dire du charme époustouflant des clichés « ethnologiques » de Lehnert et Landrock, somme toute plus érotiques dans leur fausse naïveté que les laborieuses mises en scène du baron von Gloeden... L’un des principaux problèmes posés par la photo de nu est sa prégnance. Un corps dénudé dans un paysage annule celui-ci, ou bien en fait juste un élément de décoration, quel que soit l’aspect plastique de la composition et l’importance donnée par l’opérateur aux lignes et à la matière de ce paysage. Le corps capte le regard, le ramène à lui, exige attention, amour peut-être. De cette prégnance, l’on use et abuse ici et là. Elle permet de faire passer bien des défauts : absence de style, de regard, plagiats pathétiques, lumières quelconques, poses vulgaires, tics de voyeurs... Il est difficile de réaliser une photographie de nu qui « tienne ». Tant de paramètres entrent en jeu... Le plus subtil n’est-il pas le plus aguicheur ? « Le nu idéal est érotique », affirme un spécialiste du genre, Helmut Newton. « Pour moi, poursuit-il, les photos les plus extraordinaires des années 70 étaient les nus de Jackie Kennedy Onassis. Ils possédaient tous les éléments de l’interdit, du voyeurisme... Les femmes de Brassaï dans les bordels sont très érotiques. Les nus de Bill Brandt sont magnifiques, mais pas érotiques. Ses photos de femmes de chambre habillées le sont bien davantage. » On aimerait aussi citer en exemple le sein nu, au galbe parfait, dans la photo de Manuel Alvarez Bravo intitulée Le Fruit défendu. Le corps en partie dévoilé, la forme suggérée, n’est-ce pas infiniment plus troublant que tel nu exposé dans sa candeur linéaire et sans mystère ? Surtout sans mystère. 
Une certaine école photographique de la côte ouest américaine voudrait nous faire croire qu’il faut tout montrer. N’est-ce pas là, au contraire, une manière de dissimuler l’essentiel ? Cette apologie de la (belle) nature – le nu – est ainsi réduite à son rôle de parangon d’hypocrisie : faire comme si l’on n’avait rien à cacher, arrêter le regard à la barrière de la peau, sublime apparence, supprimant jusqu’au désir qui naît comme chacun sait de l’envie d’aller plus loin – oui mais où si l’on est déjà arrivé ? Dans le strip-tease, le plus excitant, c’est le premier geste de l’effeuillage, promesse des frissons à venir, et non le dernier, quand il n’y a plus rien à révéler.
Mais trêve de balivernes : le second problème de la photographie de nu demeure, malgré des tolérances par ailleurs menacées, la censure dont elle a toujours fait l’objet. Prenons un détail, en apparence insignifiant : le poil. L’évolution des modes et des cultures veut qu’aujourd’hui dans nos régions l’on en dissimule aucun. Même ceux qu’hier encore l’on rasait ont désormais leur place dans les photos de mode du meilleur goût, ainsi qu’en témoigne la dernière campagne de publicité d’Yves Saint Laurent dans la presse britannique. La photographie de nu a sans doute précédé cette évolution : là où naguère l’on gommait le moindre soupçon de pilosité, on laisse désormais tout ce dont la nature a pourvu le modèle – sans doute en forme de réaction naturaliste à l’épilation « maillot » des pin-ups de magazines.

Des clichés sans le moindre soupçon de pilosité
Le poil pubien, jadis victime de la censure, entre désormais dans la composition de l’œuvre, chez Ralph Gibson notamment. André Kertesz se souvient que lorsque le conservateur du département  photographique du Museum of Modern Art de New York vint le trouver, au début des années 40, il lui demanda d’effacer les poils pubiens des modèles de sa série des Distorsions, arguant du fait qu’avec, c’était de la pornographie et sans, de l’art... Au Japon, des préposés à ces tâches grattent, une par une, les zones contestées sur les pages en couleur des magazines importés d’Europe et des États-Unis. Les photographes qui laissent tout apparaître, comme Noboyushi Araki ailleurs considéré comme un grand artiste, passent ici pour des pornographes...
Le poil ajoute-t-il quoique ce soit à la beauté plastique de la photo ? Voilà qui renvoie au troisième problème posé par le nu : l’académisme. Grande est la tentation d’évacuer la problématique de l’eros en cadrant serré, en polissant l’ouvrage, en le vidant de tout contenu. De ces images glacées, pas faciles à réaliser elles non plus, l’iconographie républicaine a fait une grande consommation, le nu devenant symbole de maternité, de fertilité, valeurs morales assez éloignées de la notion de plaisir que les artistes, forcément dissidents, essaient de réhabiliter. Et si la photographie de nu, finalement, ne faisait que révéler la nature profonde de celui qui en est l’auteur ? Si c’était lui qui se trouvait dénudé sans bien s’en rendre compte ? L’on s’amusera donc, au fil des œuvres, à voir tomber les masques et découvrir ici un sensuel roublard, là un tendre fétichiste, ailleurs un voluptueux passionné, ailleurs encore un « pornographe timide » ou un voyeur distrait... En fait, le nu, tout le monde voudrait en faire, mais si peu parviennent vraiment à se déshabiller...

- AIX-EN-PROVENCE, Espace 13, 6 juillet-24 septembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°518 du 1 juillet 2000, avec le titre suivant : Le nu, fruit défendu ?

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