Le Greco

Une chevauchée hors du possible

L'ŒIL

Le 1 février 2004 - 1651 mots

Le Greco reste un des peintres les plus fascinants de l’art occidental. L’un des plus énigmatiques aussi : comment une telle peinture a-t-elle été possible à la fin du XVIe siècle en Espagne ? À voir à la National Gallery de Londres.

On a beau y revenir, regarder pour la centième fois : la peinture du Greco reste stupéfiante. Rien, ni la fréquentation assidue, ni tout ce qu’on peut lire à son propos, n’émousse le tranchant de cette œuvre, rien ne réduit l’écart sidérant qui la sépare de tout le reste. Elle apparaît comme une sorte d’« ovni » dans le ciel de la peinture occidentale. À la fin du xvie siècle, le maniérisme tardif ne manque pourtant pas d’« allumés ». Mais les pires audaces d’un Spranger, d’un Goltzius, d’un Bellange semblent de simples extravagances, un délire purement stylistique en regard de la peinture du Greco.
De quelles règles celle-ci s’écarte-t-elle si prodigieusement ? Aucune de celles qu’il était alors impérieux de respecter, dictées par la volonté d’une Contre-Réforme plus intransigeante à Tolède – capitale religieuse de l’Espagne – qu’ailleurs. Le Greco illustre à merveille la pensée religieuse de son temps. Les règles auxquelles il déroge sont d’un autre ordre. Disons qu’il peint comme il veut, avec une liberté inconnue jusque-là ; disons que tout en traitant de sujets édifiants, il allume une flambée poétique qui, aux yeux de ses contemporains, devait rendre palpable la transcendance véhiculée par ces sujets, et qui persuade les nôtres de la puissance transcendantale de la peinture elle-même. Théophile Gautier eut cette petite phrase percutante : ses peintures, écrit-il, ont toujours « quelque chose d’inattendu et de chevauchant hors du possible ». Une chevauchée dans l’impossible, c’est là une belle, une magnifique définition.
Mais comment cette échappée a-t-elle été possible, justement, à son époque, et comment ses contemporains ont-ils pu l’admettre ?
Sans tenter d’expliquer l’inexplicable – la peinture elle-même –, on peut toutefois, en s’appuyant sur les arguments de l’historien Jonathan Brown, apporter un éclairage sur les conditions d’apparition d’une telle œuvre.
De son vrai nom Domeniko Theotokopoulos, celui qu’on surnommera plus tard El Greco (1541-1614), naît à Candie, en Crète. Il y apprend à peindre et devient un peintre d’icônes dans le style postbyzantin qui prévalait encore dans le monde grec. Ce fond byzantin restera une composante fondamentale de son art où l’on retrouvera le canon longiligne des personnages, l’irréalisme profond des figures et de l’espace, l’intellectualisme et le goût de l’abstraction qui caractérisent sa culture d’origine. Vers 1567, il est à Venise. La Crète est une des nombreuses possessions vénitiennes en Méditerranée. Aussi n’est-il pas le seul peintre candiote à faire ce voyage. Mais ses compatriotes, non seulement reviennent vivre dans leur île natale, mais y reviennent inchangés quant à leur pratique. Lui décide de rester et d’apprendre l’art de la Renaissance. On le dit, sans preuve, disciple de Titien, bien qu’il se montre davantage réceptif au style de Tintoret. Quoi qu’il en soit, il s’imprègne de la peinture vénitienne et retient ses spécificités, primat de la couleur, facture aisée et fluide laissant apparaître le travail de la main et jouant sur les textures picturales.

L’art comme fonction d’invention
Puis il est à Rome, à partir de 1570, et fréquente les milieux savants placés sous la protection du cardinal Alessandro Farnèse ; il est proche notamment de Fulvio Orsini, le bibliothécaire du cardinal. Ce séjour est capital pour sa formation : d’une part il découvre la tradition artistique romaine et florentine, dont il a sous les yeux les plus fameux exemples, d’autre part il adhère à l’esthétique et aux théories maniéristes. On connaît ses idées sur l’art. Si les deux traités qu’il écrira plus tard (sur la peinture et l’architecture) ont disparu, on a retrouvé deux ouvrages (les Vies de Vasari et le De Architectura de Vitruve) annotés dans les marges par Le Greco. Une conception artistique se dégage de ces notes, amplement tributaire des théories maniéristes. Pour Le Greco comme pour les peintres de la maniera, l’art n’a pas une fonction d’imitation (de la nature) mais d’invention, il est artificiel, fondé sur une démarche intellectuelle. Michel-Ange, écrit Le Greco, « faisait des figures de neuf, dix et onze pieds de haut, dans le seul but de chercher une certaine grâce, et assemblait les parties, ce qui ne se trouve pas dans la forme naturelle… » Les adeptes de cette esthétique non naturaliste confèrent à leurs figures une forme « serpentine », ou leur font épouser, selon le vœu du théoricien Lomazzo, le mouvement de « la flamme d’une chandelle ». Rien n’illustrera mieux ces préceptes que les figures du Greco lui-même.
Un des critères esthétiques du maniérisme était la grazia, qui devait rendre visible la beauté de l’esprit, et se manifester par l’aisance artistique et une certaine spontanéité. Le Greco interprète cette notion en s’appuyant, essentiellement, sur la tradition vénitienne. L’aisance et la spontanéité doivent être dans le dessin et la composition, certes, mais aussi, impérativement, dans l’exécution elle-même. À cet égard, ses jugements sont clairs et tranchants. Michel-Ange est un immense « compositeur », mais un piètre peintre. Un seul fragment du Tintoret vaut plus, du point de vue de la peinture (couleur, exécution), que tout le Jugement dernier. Les conceptions artistiques du Greco tentent d’opérer une synthèse originale entre les théories maniéristes romano-florentines, et la tradition coloriste et « picturale » de Venise.

Le Greco à Tolède
Cette spontanéité, que l’on croit voir partout sur ses toiles, est en réalité une chose très volontaire. Le peintre historien Francisco Pacheco, qui rencontre Le Greco à Tolède en 1611, écrit : « Qui croirait que Domenico Greco revenait souvent à ses tableaux, les retouchant continuellement afin que les couleurs restent distinctes, et non confondues ; pour ajouter des taches brutales simulant la virtuosité. » Ces taches littéralement cruelles (crueles borrones) pour des yeux trop rapprochés, mais merveilleusement efficaces si l’on adopte la bonne distance (théorie de la peinture vénitienne, fort débattue en Italie) témoignent à leur tour d’une volonté bien déterminée de peindre de façon non imitative, non naturaliste ; la peinture est une chose artificielle, dans sa conception mais aussi dans son exécution. Elle doit manifester, du début à la fin des opérations qu’elle comporte, la marque de la pensée qui préside à ce déroulement. Cette pensée s’attache à rendre visible le monde des idées, et non à reproduire la réalité des choses. Dans la lignée des grands artistes de la Renaissance, Le Greco pense la peinture comme un art libéral, totalement affranchi de son statut artisanal.
C’est donc un peintre hautement conscient de la valeur de son art qui quitte Rome, où il ne trouve guère de débouchés, pour l’Espagne, où il espère la protection de Philippe II, grand mécène alors occupé de la décoration de l’Escorial. Mais l’artiste ne tarde pas à déchanter. Sa première grande commande royale déplaît au monarque, qui ne fera plus appel à lui. En 1577, Le Greco se replie définitivement sur Tolède. Dans cette ancienne capitale, il trouve un milieu artistique extrêmement pauvre, où les peintres sont considérés comme des artisans. N’ayant pas réussi à se concilier les faveurs d’un prince, il ouvre un atelier ; sa carrière sera soumise aux aléas du marché. Les documents témoignent des multiples procès qu’il intente à ses commanditaires.
Selon le système alors en vigueur à Tolède, le prix d’une œuvre était fixé après l’exécution. Dans ces conditions, l’artiste avait le plus grand mal à se faire payer les prix qu’il demandait, très élevés pour le contexte tolédan.
Comment Le Greco a-t-il pu imposer un art aussi original dans un milieu aussi indigent ? Justement, il se pourrait que ce soit cette pauvreté, l’absence aussi bien de concurrence sérieuse que de tradition artistique forte, qui aient permis à l’artiste de développer cet art, ce qu’il n’aurait probablement pas pu faire dans un grand foyer italien. En Italie, au moment de la réaction anti-maniériste en partie fondée sur l’« effet de réalité » (Caravage, Carrache), le maniérisme anachronique du Greco n’aurait eu aucune chance de s’épanouir. Son génie se révèle à Tolède, et encore pas dans les premières années. Il lui faut le temps de mettre sur pied un système économique efficace, mais aussi, surtout, le temps d’instaurer un réseau d’amitiés.
Il existait à Tolède une élite, en partie aristocratique, constituée de religieux et de laïcs, érudits, lettrés, qui appréciaient en lui le peintre savant, l’intellectuel capable d’écrire des traités et d’élaborer une conception très sophistiquée de son art, le parfait représentant de la modernité artistique formé en Italie. Mais aussi l’artiste capable de traduire en images, avec la plus grande clarté, les subtilités d’une théologie complexe, à un moment où la médiation de l’image constitue un enjeu capital pour le catholicisme.
Et Le Greco trouve au sein de cette élite les protecteurs et les amis capables de comprendre et soutenir un art par ailleurs fortement critiqué. C’est dans ce contexte que son génie a pu s’épanouir, bien au-delà de tous les possibles imaginables à l’époque, en Espagne comme en Italie.

L'exposition

Organisée par la National Gallery de Londres et le Metropolitan Museum de New York, où elle a d’abord eu lieu, l’exposition retrace toute la carrière du peintre. Elle réunit un exceptionnel ensemble d’œuvres venues notamment des musées américains, comme les célèbres et fascinants Laocoon ; Vision de saint Jean ou Vue de Tolède. Mais de nombreuses œuvres proviennent aussi, bien sûr, des musées espagnols, en particulier plusieurs grands tableaux d’autel. L’exposition présente aussi des raretés : une icône de la période crétoise, récemment retrouvée, des dessins et des sculptures très peu montrés. « El Greco », l’exposition est ouverte du 11 février au 23 mai, tous les jours de 10 h à 18 h, le mercredi et le samedi jusqu’à 21 h. Tarifs : 10 livres (env. 14 euros), 8 livres (env. 11 euros), 6 livres (env. 8 euros). LONDRES, National Gallery, Trafalgar Square, tél. 020 77 47 2885.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : Le Greco

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