Le Défilé comme spectacle

L'ŒIL

Le 1 mai 2002 - 1223 mots

Des loups et des « dompteuses » qui déambulent à la Conciergerie ;
les empaquetages à la Christo revus et corrigés dans un jeu autour d’un pressing fictif ; le costume folklorique d’Anatolie qui se décompose progressivement dans une atmosphère solennelle... les derniers défilés prêt-à-porter d’Alexander McQueen, Jean-Paul Gaultier et Hussein Chalayan sont exemplaires d’un phénomène qui renouvelle profondément l’histoire du défilé de mode : le défilé-spectacle.

Marqué par les évolutions profondes du XXe siècle, le défilé reflète les valeurs et les goûts d’une époque, mais aussi les contextes politiques, sociaux, économiques et culturels, pour se faire plus largement le miroir de notre société à un moment précis. Au XIXe siècle à Paris, Charles Frederick Worth, l’inventeur de la Haute Couture, est le premier à présenter à l’arrière de sa boutique ses prototypes sur des mannequins en chair et en os. C’est toutefois à la couturière Lucille qu’en revient l’invention véritable : dès 1905, des mannequins vêtus de ses robes se promènent très lentement sur un petit podium, le tout sur un fond musical, dans l’objectif de séduire et d’amener les clientes à s’identifier aux modèles. Tandis qu’en France le défilé se déroulera pendant plus d’un demi-siècle dans des espaces relativement confidentiels pour les quelques rares clientes de la Haute Couture, aux Etats-Unis, grâce au « ready to wear » industriel, le défilé devient rapidement une affaire de grand public et nécessite ainsi de longs podiums. Dès les années 10, les commentaires accompagnent en temps réel la présentation des vêtements, jusqu’à ce que Mary Quant réalise des défilés silencieux, mais plus théâtralisés, dans les années 50. La décennie suivante marque l’éclosion du défilé en France et en Europe, grâce à « l’invention » du prêt-à-porter. Dès à présent, le défilé doit faire face à une concurrence plus rude et attirer l’attention des intermédiaires, journa-listes et acheteurs de grands magasins. L’heure du défilé « à l’américaine », qui fait rêver, qui veut séduire – le défilé-spectacle –, est arrivée. Le Français Jean-Paul Gaultier et le Belge Walter van Beirendonck font figure de précurseur, dès les années 70 et 80, dans la conception de défilés-spectacles qu’ils intitulent comme des pièces de théâtre ou de films. Gaultier inaugure ainsi en 1985 la jupe pour homme lors du défilé Et Dieu créa l’homme, et sera même amené à dessiner des costumes pour des films de Greenaway et Almodovar. Le défilé-spectacle connaîtra son véritable essor dans les années 90, lorsque des stylistes comme Alexander McQueen et John Galliano, passés par le théâtre londonien, déplacent le lieu même du défilé vers des endroits liés à l’histoire qu’ils construisent, loin du podium traditionnel. McQueen élabore des défilés aux titres scandaleux comme Highland Rape et Golden Shower autour de faits ou de personnages historiques comme Jeanne d’Arc ou Marie-Antoinette, dans des lieux fortement connotés comme la Conciergerie. Galliano, quant à lui, mélange passé et présent, Orient et Occident, et crée des environnements en parfaite adéquation avec ses vêtements, transformant par exemple la gare d’Austerlitz en parfait terminal du XIXe siècle avec locomotive à vapeur et thé pour les invités, accueillis dans de véritables souks. Dans ce monde complètement saturé par l’image, dominé par le scandale et le sensationnel, les créateurs se voient imposer une surenchère du spectacle afin d’attirer l’attention de la presse et d’accroître les ventes. En témoigne le succès commercial de Dior, depuis l’arrivée de Galliano en 1996. Souvent critiqué pour ses défilés jugés trop théâtraux, il admet : « Je sais que la ligne est mince, et il y a des gens qui pensent que je n’ai pas besoin de le faire, mais c’est la toile de fond de la collection, c’est la manière dont j’aime créer. » Sous une apparence légère, on trouve souvent, dans le défilé-spectacle, un message politique. C’est ce qui caractérise la plupart des défilés du Chypriote Chalayan, engagement que l’on retrouve aussi chez Gaultier, qui proteste contre les lois d’immigration en 1997 en ne faisant défiler que des mannequins noirs, ou chez McQueen qui déplore symboliquement dans Highland Rape le viol de l’Ecosse par les Anglais.
Une analyse du terme même de défilé nous amène vers les mondes militaires et carnavalesques, qui sont en fin de compte peu éloignés de celui du spectacle et, par extension, de la mode. Les premiers défilés du 14 juillet mettaient en scène de manière théâtrale une simulation de combat. En ce qui concerne le carnaval, est-ce un hasard qu’un pays comme la Belgique, riche en traditions carnavalesques, ait donné naissance à toute une génération de stylistes comme Martin Margiela, Walter van Beirendonck, Dries van Noten et AF Vandevorst, auteurs de défilés originaux et spectaculaires, et dans lesquels les visages sont bien souvent masqués. Du carnaval – où règnent souvent la décadence, le travestissement et la sexualité – au cabaret, il n’y a qu’un pas. Ainsi le Lido et le Crazy Horse ont-ils accueilli les défilés de Beirendonck et de Gaspard Yurkievitch, le monde du strip-tease proposant en quelque sorte un défilé inversé. Le verbe même de défiler, ne signifie-t-il pas « défaire un tissu fil à fil »... ?

Relier la performance et le défilé
Lorsque McQueen présente en 2000 un mannequin qui retire, les mains ensanglantées, les coquillages-couteaux de sa robe, les rapprochements avec des performances d’artistes, notamment le Cut Piece (1965) de Yoko Ono, où le public découpe petit à petit sa robe, sont évidentes. Témoin de la maltraitance infligée à des femmes de son entourage, McQueen s’attache à « refléter l’aspect sinistre de la sexualité féminine », tandis que Chalayan critique la subordination de la femme musulmane en la dévoilant progressivement, évoquant ainsi un monde proche des défilés-performances de l’artiste Majida Khattari. L’analyse du statut de la femme relie ces stylistes aux artistes « féministes » des années 60 comme Ono, Lygia Clark et Rebecca Horn, mais surtout à celles de leur propre génération comme Christelle Familiari, Georgina Starr, Majida Khattari et Vanessa Beecroft. La quête de la jeunesse et de la beauté, au cœur de l’histoire de l’art, est l’objet d’attaques tant chez ces artistes que chez des stylistes comme Gaultier, van Noten et Margiela,
qui choisissent des mannequins amateurs de tous les âges. Les chemins de la performance et du défilé se croisent dès les années 10, lorsque le précurseur du défilé-spectacle, Paul Poiret, ami des artistes et chorégraphes, conçoit des défilés à l’atmosphère inspirée des mille et une nuits, tandis que les protagonistes de Dada Zurich présentent leurs performances déguisées au cabaret Voltaire. Dans les années 90, une attitude commune relie la performance au défilé, les amenant vers l’espace public et l’esthétique relationnelle. Plus que tout autre styliste, Martin Margiela semble faire la jonction entre les deux mondes. Issu de l’Académie royale d’Anvers, école d’art qui comporte une section mode, celui qui dissimule son identité et celle de ses vêtements, pousse depuis 1989 au plus loin le défilé : station de métro désaffectée, terrain vague, défilé simultané dans neuf vitrines autour du monde, hommes en blouse blanche qui portent des vêtements sur cintre, films super-huit... Bienvenue dans le monde du défilé-performance, qui questionne la nature et l’espace-temps du défilé, jusqu’à l’acte existentiel de ne pas défiler. S’agit-il de la mort du défilé de mode ? Ou du passage du défilé tel que nous le connaissons vers de nouveaux terrains ? Le défilé de mode n’a certainement pas dit son dernier mot.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°536 du 1 mai 2002, avec le titre suivant : Le Défilé comme spectacle

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