L’archéologie se relit au féminin

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 27 mars 2024 - 572 mots

Cent seize ans pour obtenir que son véritable sexe soit enfin reconnu, c’est vraiment long, même pour un squelette humain du Paléolithique.

Et nous en mesurons encore plus les enjeux aujourd’hui puisque la question du genre ne peut plus être ignorée. En 1872, le docteur Émile Rivière fait la découverte dans la grotte du Cavillon, entre Menton et Vintimille, d’un squelette presque complet. Celui d’un individu de grande stature, 1,72 m. « L’Homme de Menton » était né et gagnait le Musée de l’homme. Mais en 1988, la préhistorienne Marie-Antoinette de Lumley, intriguée par la largeur du bassin de cet individu, entreprend une étude anatomique qui conclut à changer son sexe. « La Dame du Cavillon » prenait sa place. En Suède, il a fallu aussi plus de cent ans pour qu’un guerrier de haut rang, découvert en 1878 à Birka, au sud-est du pays, devienne une cheffe Viking. L’analyse ADN du squelette en 2017, qui avait prouvé l’absence de chromosome Y, avait aussi déclenché une controverse en bousculant beaucoup de stéréotypes. C’est que, pendant des années, le sexe des dépouilles avait été déterminé en fonction des objets découverts à leurs côtés. Si des armes de chasse étaient trouvées, le squelette était forcément masculin. Si la tombe recelait des parures, elle était évidemment celle d’une femme. Les découvertes étaient interprétées à travers un filtre de catégories qui attribuait certains rôles aux seuls hommes, certaines fonctions aux seules femmes. L’archéologie souffrait de préjugés et d’androcentrisme.

Comme dans d’autres disciplines, des Anglo-Saxons ont été les premiers à développer dans les années 1980 une gender archeology. En Europe et en France, les archéologues ont été plus lents à s’engager dans une critique réflexive. La démarche est désormais lancée et activée. Le Musée d’archéologie nationale (MAN) à Saint-Germain-en-Laye a profité de la dernière Journée internationale des droits des femmes pour inaugurer « Archéologie au féminin », un cycle quinquennal de journées d’études qui se tiendront chaque 8 mars. Au programme : échanger sur les travaux en cours à propos de femmes ayant joué un rôle important dans la constitution du savoir archéologique, leur redonner une place alors que leurs contributions ont été minimisées, voire invisibilisées. Et susciter de nouvelles vocations de recherche par des étudiantes ou étudiants. Discuter aussi de la situation actuelle, des discriminations que les femmes archéologues peuvent encore subir dans le milieu universitaire et sur le terrain : accès restreint à certains sujets de recherche ou à leur publication, attitudes sexistes sur les chantiers de fouille, par les professionnels ou le public. Depuis 2019, l’association Archéo-Ethique et le collectif Paye ta truelle font circuler l’exposition « Archéosexisme » qui présente des témoignages sur des comportements, allant du propos paternaliste se voulant humoristique à l’agression sexuelle. Non sans risque. En février 2022, l’exposition a été vandalisée et taguée à l’université de Toulouse.

Aujourd’hui, le MAN est dirigé par une femme, Rose-Marie Mousseaux, comme le Musée de l’homme, par Aurélie Clemente-Ruiz. Et les deux directrices se sont retrouvées le 11 mars au Trocadéro lors d’une conférence pour porter « un double regard sur les femmes et l’archéologie ». Mais l’arbre masque encore la forêt. Si les femmes sont majoritaires dans les études d’archéologie (58 %), elles ne sont plus que 26 % à en faire leur profession. Si 40 % des archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) sont des femmes, seules 36 % d’entre elles sont responsables d’opérations sur le terrain. Place des femmes, découvertes à reconsidérer, histoire à relire, un vaste chantier encore à creuser.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°630 du 29 mars 2024, avec le titre suivant : L’archéologie se relit au féminin

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