La passion selon Riemenschneider

L'ŒIL

Le 1 avril 2000 - 1019 mots

Madones au regard tendre, portraits d’hommes aux barbes et cheveux bouclés, saints aux visages expressifs... Tout l’art du sculpteur allemand Tilman Riemenschneider (vers 1460-1531) est empreint de gravité mélancolique. Après Washington, le Metropolitan Museum of Art de New York rend un hommage fervent à ce dernier représentant du gothique tardif allemand.

Un jour de 1833, Michael Dreher, patron d’auberge à Creglingen, près de Rothenburg, se rend à la Herrgottskirche, l’église de Notre-Seigneur, dont il vient d’être nommé marguillier. Au centre de l’oratoire, un vaste coffrage en bois sert à accrocher les couronnes mortuaires. Ce jour-là, le brave homme a la curiosité d’aller voir derrière les planches. Et il reste stupéfait. Là, depuis des siècles, était caché un retable en bois sculpté, une superstructure de sept mètres de haut, avec une multitude de personnages insérés dans l’ornementation flamboyante. L’œuvre d’un maître de la fin du Moyen Âge, « le très honoré et talentueux sculpteur Tilman Riemenschneider, bourgeois de Würzburg ».
Contrairement à ses voisines Nuremberg et Ulm, villes impériales libres, Würzburg, depuis le milieu du XIIIe siècle, était la capitale d’une petite principauté ecclésiastique. Elle était gouvernée par un prince-évêque dont elle supportait mal la férule et auquel l’opposaient de fréquents conflits. Lorsque le jeune Tilman s’y établit, vers 1478, la ville est dirigée par le prince-évêque Rudolf von Scherenberg, vieillard énergique, doué d’une riche personnalité, qui tenta une réforme du clergé et rétablit la prospérité de la cité. Comme il était d’usage alors dans les corporations, Riemenschneider achève son apprentissage par un tour qui le conduit probablement en Souabe et dans le Haut-Rhin, peut-être même aux Pays-Bas, et au terme duquel il est reçu compagnon. Au cours de ses pérégrinations d’apprenti, Riemenschneider entre en contact avec les principaux courants artistiques de cette partie de l’Europe, avec l’art du sculpteur Nicolas Gerhaert de Leyde ou celui de Martin Schongauer, le maître de Colmar, dont les gravures lui serviront souvent de modèle tout au long de sa carrière. Riemenschneider se dégage rapidement du style tourmenté, violemment expressif, de la sculpture franconienne, avec ses gesticulations, l’aspect caricatural des types humains, ses fouillis d’étoffes agitées. Les réalisations les plus marquantes de ses débuts sont sans nul doute le maître-autel de l’église de Münnerstadt et les statues en pierre d’Adam et Ève pour le portail sud de la chapelle de la Vierge à Würzburg. Le contrat passé avec la ville en 1491 stipulait que ces statues devaient être taillées « avec délicatesse et perfection » et que, sur proposition du sculpteur et contrairement à l’usage, Adam serait représenté sans barbe. Ce sont les premières statues nues de l’art allemand. Si on les replace dans la tradition gothique dont elles sont issues, leurs qualités deviennent évidentes : sensibilité nouvelle à la plastique du corps humain, à la souplesse et à la plénitude des formes vivantes ; expression de la vie spirituelle, dans les gestes, les attitudes, les visages. L’impression intense d’une vie intérieure confère aux figures une présence exceptionnelle. Ce trait, l’un des plus caractéristiques et des plus constants de l’art de Riemenschneider, se retrouve même dans les représentations funéraires. Sur sa pierre tombale, Rudolf von Scherenberg, le prince-évêque de Würzburg mort en 1495, apparaît debout sous un baldaquin de style gothique flamboyant, tenant la crosse et l’épée.

Des tentatives originales d’innovation
La période de maturité de l’artiste, entre 1495 et 1515, est marquée par la réalisation des trois grands retables en bois qui se trouvent autour de Rothenburg, dans la vallée de la Tauber. Le retable de Creglingen est un triptyque consacré à la glorification de la Vierge. Dans la partie principale est figurée l’Assomption : portée par les anges, la Vierge s’élève au-dessus de deux groupes d’apôtres situés de part et d’autre et séparés par un vide important. Ce vide trahit un effort pour aérer la composition et creuser l’espace, tentative difficile pour un artiste qui pense encore l’espace en termes gothiques. Cet effort est aussi manifeste dans le panneau central du retable du Saint-Sang, à l’église Saint-Jacques de Rothenburg. Il s’agit d’une Cène, où l’artiste a introduit deux innovations. L’une sur le plan narratif et symbolique, car c’est Judas qui occupe le milieu de la composition. L’autre au niveau spatial, avec une fenêtre du décor qui est réellement ouverte, dont le vitrage laisse percer la lumière et crée un contre-jour. Ce procédé astucieux pour ouvrir l’espace ne rachète pas cependant l’entassement des personnages qui se pressent tous au premier plan. Le savoir-faire éblouissant de l’artiste est partout manifeste : barbes et chevelures bouclées, draperies cassées en mille plis, mains veinées, visages graves et fervents. L’artiste-artisan ne saurait renoncer à l’exhibition de sa virtuosité. Mais la maîtrise rationnelle de l’espace, telle que l’avaient établie les artistes italiens de la Renaissance, n’est pas son affaire. Riemenschneider continuera jusqu’au bout à redresser les plans à la verticale. Dernier grand représentant de l’art gothique tardif allemand, Riemenschneider se démarque de ses contemporains par la gravité mélancolique de ses sculptures, par un lyrisme sentimental qui confère à ses personnages contemplatifs une individualité et une présence très fortes, par la perfection achevée de la forme. Au fil du temps, son art tend de plus en plus vers une harmonie et une plénitude formelle qui le rapprochent parfois de l’idéal classique de la Renaissance. Maître Til eut une vie faste, mais un destin cruel. La prospérité de son atelier allait de pair avec son engagement dans la conduite des affaires de la ville : il siège au Conseil municipal, sans interruption, de 1504 à 1525 ; en 1520 il est élu bourgmestre. Mais ce bourgeois exemplaire, ce notable, va connaître une triste fin. La nouvelle doctrine répandue par Luther s’accompagnait d’aspiration à un renouveau social. Lorsque la Guerre des paysans éclate en 1525, le sculpteur prend parti pour les paysans révoltés contre le prince-évêque. La répression ne l’épargnera pas. Jeté en prison, probablement torturé, il se voit confisquer une partie de ses biens. Le vieux maître sort brisé de cette épreuve, car ensuite c’est le silence, jusqu’à sa mort le 7 juillet 1531. Puis l’oubli.

- NEW YORK, Metropolitan Museum of Art, jusqu’au 14 mai, cat. 352 p., 35 $.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°515 du 1 avril 2000, avec le titre suivant : La passion selon Riemenschneider

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