La nature inquiétante de Graham Sutherland

L'ŒIL

Le 1 juillet 1998 - 1222 mots

De l'école de Londres des années 50, le public ne retient souvent que les noms de Henry Moore ou de Francis Bacon. Grâce au Musée Picasso d'Antibes, le peintre Graham Sutherland (1903-1980) apparaît cet été dans son inquiétante étrangeté.

Il faut peut-être en passer par l’approximation des définitions pour déceler ce qui dans une oeuvre y échappe immanquablement. Celle de Graham Sutherland est souvent reliée à ce « naturalisme néo-romantique » des années 1930-40, représenté par l’école d’Euston Road, l’école de Londres et des personnalités aussi diverses que Paul Nash ou Henry Moore, voire le jeune Francis Bacon. Elle est aussi parfois qualifiée de surréaliste, en raison de l’inquiétante étrangeté qui en émane et de sa participation à l’« International Surrealist Exhibition » organisée en 1936 aux New Burlington Galleries de Londres. La relation étroite du peintre avec la nature – il découvre au début des années trente les sites sauvages du Pembrokeshire au Pays de Galles – constitue le terrain d’initiation de son regard à l’exercice de ce qu’il appellera lui-même la « paraphrase de la nature ». Cette méthode visionnaire recueille et prolonge la vision romantique qui, avec Samuel Palmer et William Blake au XIXe siècle, avait fait du paysage le support d’une transfiguration confinant au mysticisme. C’est elle qui conditionne d’ailleurs, dès 1934, la décision de Sutherland, qui fut d’abord graveur, de se tourner vers la peinture. Artiste reconnu et honoré, il est nommé « peintre officiel de guerre » durant la Seconde Guerre mondiale. Il réalise aussi des tableaux religieux, parmi lesquels La Crucifixion (1944-46) pour l’église Saint-Matthieu de Northampton, ainsi qu’une immense tapisserie, Christ in Glory in the Tetramorph (1955-61), pour la nouvelle cathédrale de Coventry. Il peint également les portraits de célébrités telles que Somerset Maugham, Winston Churchill et Helena Rubinstein. Tous ces travaux de commande n’ont pourtant jamais distrait Sutherland de son engagement personnel, de sa propre méditation. Son oeuvre, en effet, ne rejoint en rien les élans révolutionnaires des avant-gardes européennes et conforte à ce titre les arguments critiques (émis au premier chef par des Britanniques) selon lesquels l’Angleterre, engluée dans sa tradition victorienne, n’aurait pas su féconder sa propre modernité ni se créer une indépendance artistique avant l’avènement du Pop Art. Il y a néanmoins dans la démarche de Sutherland un souci civilisateur plus profond qui, sans rien céder au goût de la conquête, consiste à exercer sa responsabilité d’homme face à l’Histoire. Non pas une Histoire dont il faudrait avoir l’ambition de changer le cours, mais une Histoire prise dans sa dimension cosmique. L’expression des mouvements, des fractures, des métamorphoses qu’il perçoit au coeur des choses sensibles, répond chez lui à la volonté de capter le devenir de l’univers dans son « perpétuel travail ». Il s’agit de saisir, dans le passage de l’informe à la forme, dans les traces de la destruction et du regain, dans la réalité physique comme dans les rouages obscurs de la conscience – le langage plastique qui traduirait le vouloir supérieur du monde.

Christ portant la croix
Par-delà son éloignement de la tradition anglicane, la conversion précoce de Sutherland au catholicisme en 1926 a valeur de manifeste. Loin d’apporter une réponse, elle marque une aspiration intime à saisir les données de l’interrogation existentielle. Et la peinture, qu’elle restitue les fracas de la guerre ou la lente métamorphose des formes naturelles, nourrit cette aventure méditative dans un temps à la fois rythmé par la temporalité et suspendu dans son éternel inaccomplissement. Au cœur de cette configuration, et plus sans doute que la Crucifixion – thème du premier tableau religieux que Sutherland peint en 1946 –, la Passion du Christ est le support d’une reconnaissance : celle de l’immanence absolue du rapport de force qui se noue, en l’homme même, entre sa faiblesse et son vouloir, sa lucidité et sa fatigue. Ici, c’est un trébuchement qui ruine la géométrie du monde. La croix désaxée est motif d’accablement, mais aussi de recueillement – du corps, de la prière, voire de notre compassion. La posture de cet Ecce Homo  et celle du personnage qui apparaît comme le double victorieux du Christ coïncident littéralement avec le récit évangélique, où l’ascension et la déchéance font partie intégrante d’un unique drame : l’impossible renoncement de l’homme à sa condition intérieure. Dans ces années de l’après-guerre, Sutherland peint une série impressionnante de Têtes d’épines et d’Arbres d’épines que l’on peut mettre en liaison avec ses grandes commandes religieuses comme celle destinée à l’église  de Northampton ou celle, postérieure, pour la cathédrale de Coventry.

Palissade de palmes
Après de brèves visites à Paris (en 1944 et 1946), Sutherland se rend pour la première fois en 1947 dans le Midi de la France, rencontre Picasso et Matisse. Contrairement à d'autres tableaux réalisés pendant ce séjour et peuplés de pergolas, cigales, cactus, citrons et coloquinthes, on ne reconnaît ici aucune référence directe à l’environnement méditerranéen. Le contexte est réduit au seul indice d’une atmosphère solaire, mais l’éclairage brutal rappelle surtout les paysages désertiques où surgissaient, en 1944, les Horned forms (formes cornues). Les palmes elles-mêmes, motif fragmentaire décliné selon les phases d’une évolution incertaine, ne désignent pas autre chose qu’une de ces formes autour desquelles s’articule obstinément la recherche plastique de Sutherland. Tronquées, translucides, radiculaires, elles se hissent comme à contresens dans un espace sans gravité, ordonnant, entre suspension et pesanteur, une chorégraphie balbutiante. Suite à ses premiers séjours méditerranéens, Graham Sutherland achète la Villa Blanche à Menton où il réalise de nombreux paysages.

Forme tournante
Tout comme les Horned forms (formes cornues), Thorn forms (formes épineuses) et Articulated forms (formes articulées), les Turning forms sont générées dans un espace où, finalement, la création ne dépend même pas de la « paraphrase de la nature », pour reprendre l’expression du peintre. L’unique paysage de référence de ces variations sérielles sur les formes n’est autre que le lieu mental dans lequel il poursuit son exploration des modalités de la perception. Cette forme ligneuse, sorte d’enveloppe desséchée mi-animale mi-végétale, débouche d’un horizon vide comme des confins d’une conscience latente, et acquiert peu à peu une précision saisissante. Elle n’en demeure pas moins innommable et réveille l’inquiétude liée à l’inexplicable. La forme, une fois créée, ne délivre pas le secret de son origine.

Fougères et crâne
L’ ironie du sort, en ce jardin anglais, tient dans la mise en scène qui déguise le face-à-face fatal avec la mort en rencontre incongrue dans un boudoir. Le décor, élégante figure de style, construit un contrepoint au désordre de la végétation et à la géométrie de l’architecture qu’elle parasite. Le crâne, éblouissant de blancheur, et la fixité concentrique de son orbite vide n’évoquent pas seulement la menace morale qui soutend le thème de la Vanité. Ce résidu d’une vie morte est encore une forme à part entière dans l’oeuvre de Sutherland. Elle constitue l'aboutissement d’une recherche picturale qui passe chez le peintre, dans les années soixante, par un travail sur des formes « conglomérées », rondes ou oblongues, désignées comme rochers, cygne, formes en équilibre, bateau, chaines, homme. Dans ce tableau, l'ossature du crâne rejoint l’assèchement d'une méditation sans issue, qui ne peut trouver sa conclusion que dans la fin de l’aventure humaine. C’est peut-être le pessimisme lucide de ce constat qui le fait échapper de justesse à l’absurdité pour atteindre – fût-elle dérisoire, ou tout au plus décorative – une certaine grandeur.

ANTIBES, Musée Picasso, jusqu’au 11 octobre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°498 du 1 juillet 1998, avec le titre suivant : La nature inquiétante de Graham Sutherland

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