Jean-Marc Léri : Demain Shanghai

À propos de l’exposition des photographies de Marc Riboud au musée Carnavalet

L'ŒIL

Le 1 février 2004 - 898 mots

À Jean-Marc Léri, directeur et conservateur général du musée Carnavalet revient l’idée de cette très belle exposition où se côtoient le Shanghai d’hier et celui photographié aujourd’hui par Marc Riboud.
J’ai eu la chance de me trouver un 1er mai à Shanghai– c’était en 2002 – et d’accompagner Marc Riboud à travers les rues pendant qu’il photographiait les familles venues pour célébrer ce jour de fête...
Ce fut un plaisir de retrouver, dans l’exposition comme dans le livre, des photographies de scènes dont j’avais été témoin lors de cette passionnante promenade.

Marc Riboud, comment avez-vous rencontré la Chine ?
Les villes, les pays sont comme des amis qu’on a envie de revoir. Je retourne souvent aux mêmes endroits. Ma première rencontre avec la Chine date de 1957, et, après une année passée en Inde, la Chine semblait apporter une réponse à la pauvreté. Les gens y étaient pauvres mais ne mouraient pas de faim. Shanghai gardait des vestiges des années 1920, 1930, 1940, quand elle était la ville la plus commerçante d’Asie, avant que le régime de Mao ne s’abatte sur elle. Shanghai est un magnifique port. J’ai toujours aimé les villes au bord de l’eau, les plus riches en histoire.
Ce sont des villes ouvertes au monde, comme Istanbul, Naples ou New York… Corruption, plaisirs, les années 1950 et 1951 subirent le tour de vis de Mao, le début de la répression. La Chine passait d’un extrême à l’autre.
Aujourd’hui c’est une leçon de choses. En marchant dans la ville, on voit comme les Chinois de Shanghai sont nés avec le sens du commerce. Le moindre chauffeur de taxi connaît le cours du dollar, tout s’achète, tout se vend… Il n’y a aucun frein aux excès d’une économie libérale poussée à l’extrême, et ceci au mépris des libertés individuelles, de la liberté de la presse, de tout contre-pouvoir. Et dans un pays qui a une balance commerciale aussi fabuleuse, la culture n’y tient aucune place.
Mais Shanghai est une ville passionnante à observer : ça bouge très vite, trop vite… Toutes ces grandes tours, c’est démentiel, démesuré, ça n’est plus humain, et pourtant à s’y promener, on a l’impression d’une société huilée, souple.

Cette réalité de Shanghai, comment cherchez-vous à la saisir ?
Très simplement je regarde, je marche, je laisse venir, je n’ai pas d’intention systématique. Les images sont dans la vie, devant soi, pas dans sa tête. En ce qui me concerne, je ne construis pas une image, je regarde intensément. J’ai toujours eu cette extrême curiosité. Un de mes plus vieux souvenirs d’enfance : j’avais quatre ans et demi et l’on m’a surpris à regarder par le trou de la serrure la naissance de ma sœur. On m’a attrapé. C’était un interdit. Pourquoi ?
Le viseur est un peu comme le trou de la serrure à travers lequel on regarde avec toute cette curiosité. Il faut être « discrètement indiscret » pour essayer de savoir ce qu’il y a au-delà de ce que l’on voit. Aussi bien dans le moment, devant le viseur qui vous révèle une image, une forme, que dans le contenu même, le coup de cœur… Et c’est ce même coup de cœur que l’on éprouve en faisant le choix des photos sur les planches-contacts. Mais il ne faut pas trop analyser. Une photo, c’est un instant. J’ai à la maison un petit livre des Sonnets de Shakespeare dans lequel j’ai lu un jour : « Le temps est la voie lactée des instants. » Cette image est formidable, elle vous donne l’idée de l’infini dans la nature, ces milliards de milliards d’étoiles… Je lis peu les grands romans, mais il y a aussi dans Du côté de chez Swann cette dernière phrase : « Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant. » Cet instant, c’est la photo, éphémère. Vous voyez, je picore des petites phrases à droite et à gauche comme on fait des photos...

Catherine Chaine [son épouse à propos de l’exposition consacrée à Marc Riboud à la MEP, Maison européenne de la photographie, de mi-juin à fin octobre], qui évoque votre travail de photographe au cours des années, parle de « l’itinéraire d’un œil qui évolue »…
Nous sommes influencés par le monde qui nous entoure, par la façon dont tout évolue dans le domaine visuel. Le temps qui passe, les gens que nous rencontrons, les paysages nous font changer. L’action est la réaction, disait Mao. Nous réagissons toujours contre la mode, la tendance, et nous sommes pourtant secrètement influencés par elles.
Mais la photographie ne dit pas toute la vérité, elle n’est qu’une illusion, une illusion d’optique. Et au moment décisif, je préfère les instants qui durent...

Je repense à cette phrase lue dans l’un de vos textes, au sujet de « photos qui pâlissent »…
Sont heureux ceux qui ont une obsession, et malheureux ceux qui n’en ont pas… Regarder est une obsession qui donne un grand plaisir, un plaisir des sens, et l’œil est un sens. C’est bien un plaisir sensuel… La phrase que vous évoquez dit : « Et si le goût de la vie diminue, les photos pâlissent parce que photographier c’est savourer la vie au centième de seconde. »
Quand j’étais enfant je ne parlais pas beaucoup, on m’appelait le taciturne. Je me suis amusé par le trou de la serrure… Photographier c’est s’amuser, mais c’est un dur plaisir.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : Jean-Marc Léri : Demain Shanghai

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