Ingres ou les artifices du portrait

L'ŒIL

Le 1 mars 1999 - 1839 mots

Pour marquer le caractère ou le rang social de ses modèles, Ingres savait choisir leurs accessoires. Perles et camées, cachemires et indiennes, fauteuils et miroirs constituent la panoplie dans laquelle le portraitiste pouvait puiser à volonté. Madame Moitessier, Napoléon et la Vicomtesse d’Haussonville se retrouvent, pour la première fois, réunis le temps d’une exposition à la National Gallery de Londres.

Est-ce bien une bague de fiançailles que Madame Moitessier porte à l’annulaire de la main gauche ? Consciencieusement reproduit, le bijou se retrouve sur les deux tableaux qu’Ingres consacra au modèle auquel le liait une déférente amitié. La fascinante précision vestimentaire de ses portraits ouvre de nouveaux champs d’investigation aux historiens de l’art : les archéologues de l’accessoire peuvent voir son œuvre comme une sorte d’éventaire de marchande à la toilette où fouiller avec profit. Ingres, ce respectable académicien, parangon du néoclassicisme, aurait-il une vocation de chroniqueur au Petit courrier des Dames ou au Moniteur de la Mode ? Ambiguïté profonde de l’artiste, car peut-on sincèrement vénérer le Beau idéal et avoir le goût de la fanfreluche et du colifichet ?
Élevé dans la tradition classique, Ingres révère la hiérarchie des genres qui met la peinture d’histoire avant tous les autres. En effet, celle-ci fait appel à l’imagination, capacité plus intellectuelle que l’imitation à laquelle recourent  les genres secondaires. Ingres n’a de cesse d’être reconnu comme un peintre d’histoire et ressent les commandes de portraits qu’il lui faut bien satisfaire comme une tâche le détournant fâcheusement du grand œuvre. Sa carrière en est pourtant jalonnée : exercices d’école pendant ses années de formation auprès du grand David, puis à l’Académie de France à Rome ; peintures alimentaires, pendant sa longue période romaine, pour une clientèle de touristes fortunés ; tributs aux dignitaires dont dépend sa renommée...

Une inflation des portraits
C’est que la société mouvante du XIXe siècle est en quête d’une représentation d’elle-même, et l’on constate une forte inflation des portraits aux Salons. Y être exposé constitue une étape dans le processus qui conduit à la notabilité du modèle. Or, Ingres assure mieux que la notabilité, il « déifie » ceux qui posent pour lui. Au sommet de sa gloire, ses portraits échappent à la promiscuité des expositions collectives.
Entre les contraintes de la ressemblance et de l’idéalisation, l’art d’Ingres hésite peu, surtout lorsqu’il s’agit de dépeindre une femme. Un métier très particulier lui permet d’épurer les physionomies de ce qu’elles peuvent avoir de trop terrestre. Le modelé s’efface au profit du contour. Encore ce contour est-il stylisé pour se plier à des courbes parfaites. Admirable dessinateur, Ingres sait capter en quelques traits de crayon la quintessence de son modèle. « Dans ses croquis, dit Baudelaire, il fait naturellement de l’idéal. » Nourri de culture académique, il emprunte souvent les poses aux grands modèles, « transposition » qui agit comme une métaphore. C’est évidemment Dieu le Père qui trône en majesté sous l’apparence de Napoléon Ier dans un portrait qui vise à renouveler le mode français de représentation des monarques. Madame Moitessier assise arrive tout droit d’Herculanum, où Heraklès  affecte cette nonchalance alambiquée. « Cette femme impériale et junonienne a été sculptée en quelques coups de pinceau dans cette toile blanche, qui ressemble à du marbre de Carrare », écrit Théophile Gautier devant l’esquisse du portrait. Les femmes d’Ingres, avec leur visage large et régulier, leur forte carrure, ont la plénitude – d’aucuns penseront la pesanteur – de la statuaire antique. Mais la source la plus volontiers citée reste Raphaël. Raphaël est partout. Référence textuelle apposée à même le tableau comme un label de qualité, le motif du tapis, sous le trône de l’Empereur, n’est autre que La Madone à la Chaise. Madame de Senonnes a revêtu la robe de La Fornarina  du même Raphaël. Voici encore La Fornarina, travestie cette fois en Mademoiselle Rivière dont elle porte la robe Empire et les mitaines dernier cri. Et quand il s’agit de concevoir les vitraux de la Chapelle de la Compassion, Ingres, en suprême hommage, consacre une baie... à l’archange Raphaël.

Les gros bras d’une matrone romaine
Dans son processus de sublimation des femmes, Ingres ne retient de leur physionomie que ce qu’elles ont de raphaëlesque. Si l’artiste, qui refuse désormais les commandes, consacre deux portraits et de très nombreuses études à Madame Moitessier, c’est que les mensurations de la dame correspondent à ce type idéal. « La belle et bonne » peut donc passer toute entière dans la peinture, y compris ses gros bras de matrone romaine. Le modèle embarrassé d’une représentation trop fidèle qui ne satisfait pas entièrement aux critères contemporains d’élégance, doit entreprendre de délicates démarches pour que le maître corrige les excès d’une nature... trop idéale.
Madame Moitessier n’est pas le seul des modèles d’Ingres a avoir échappé au « sublimateur ». Dans certains cas, l’artiste a estimé l’idéalisation hors de propos, voire impossible. La Comtesse de Tournon s’offre ainsi dans toute la simplicité d’une honnête et sympathique laideur. Rare dans les portraits féminins, ce vérisme est de mise pour les hommes. Ingres y exprime alors une qualité d’analyse psychologique qui fait défaut à ses modèles féminins.

L’abstraction du corps et l’hyperréalisme du contexte
L’originalité d’Ingres ne réside pas dans l’idéalisation des modèles. Nombre de portraitistes de renom y ont eu recours donnant, au travers de leur œuvre, l’impression de décliner sans cesse le même type de femme, façonné au goût du jour, irréel et flatteur. Ce qui distingue Ingres, c’est le désir d’ancrer cette représentation idéale dans la réalité contemporaine, c’est la juxtaposition dans ses toiles d’une représentation presque abstraite du corps à celle quasi hyperréaliste du contexte. Au traitement synthétique des figures correspond une analyse très fouillée des alentours. Par un rendu d’une qualité exceptionnelle, Ingres traduit la matière d’une étoffe, la qualité d’une dentelle. Il ne rechigne pas aux minuties : ces effets de lumière, ce reflet de fenêtre sur la crosse du fauteuil de Monsieur Bertin ou sur la broche de Madame Moitessier, voilà qui sent son flamand, son primitif ! Ces deux manières, l’une d’inspiration italienne, l’autre de tradition nordique, sont unifiées par la facture lisse propre à l’école néoclassique. Mais la bizarrerie de cet accouplement n’échappe pas aux contemporains : Baudelaire le qualifie d’« adultère agaçant ». Les « déités » de Monsieur Ingres sont incarnées dans un espace identifiable et dans un temps précis. Il ne suffit pas à l’artiste que les alentours soient plausibles, ils doivent encore être authentiques. L’attention scrupuleuse qu’il porte au décor proscrit toute imagination. L’inventaire après décès de Monsieur Rivière mentionne bien le beau fauteuil Empire sur lequel Ingres l’a assis. Cette garniture de cheminée, toujours conservée chez les descendants de la Vicomtesse d’Haussonville, a effectivement orné son hôtel de la rue Saint Dominique. Le salon d’audience privée de Caroline Murat à Naples, celui de Madame Moitessier, rue d’Anjou, sont reproduits avec une fidélité sans faille. Tous ces aperçus sur le contexte décoratif sont des témoins fiables de l’agencement des intérieurs, bien que partiellement masqués par l’opulence des robes.
La représentation du costume n’est pas moins soucieuse d’exactitude. Ainsi, les tableaux d’Ingres constituent autant de pages où s’inscrivent les grandes dates de l’histoire du vêtement. La carrière du châle, le déclin des manches gigots et les caprices du décolleté, sont relatés en une chronique impartiale. La mode étant essentiellement fugace, sa représentation spécifie l’année, la saison, à la manière d’un éphéméride. Autant que les inscriptions datant les modèles sur les portraits d’Holbein, elle fournit d’utiles repères chronologiques. L’usage de différentes tenues selon les activités du jour permet une précision plus grande encore. La Vicomtesse d’Haussonville peut bien masquer derrière son dos la pendule, son accoutrement, la paire de jumelles sur le manteau de la cheminée disent assez clairement qu’elle revient du spectacle. À l’extrême, le traitement du contexte vise à une représentation objective et instantanée. Ces deux tendances, aux antipodes de l’esprit classique, correspondent à une attente du XIXe siècle. Elles constituent les qualités propres à la photographie, dont l’invention est contemporaine. Mais elles sont bien éloignées de la peinture et plus particulièrement de celle d’Ingres qui n’a rien de spontané et requiert un très long temps de maturation.
Cet asservissement à la réalité de ce qui peut passer pour des détails contrebalance l’idéalisation des figures. Dans les portraits où Ingres n’a rien concédé à Lavater et à sa théorie de la physiognomonie, c’est au vêtement, au décor, qu’il confie le soin de traduire la spécificité humaine du modèle. Tout comme Balzac dans ses romans, il croit au déterminisme social. Le sautoir de perles complaisamment décrit sur la gorge d’Esther par l’auteur de Splendeur et misère des courtisanes et celui avec lequel joue Madame Moitessier ne sont-ils pas de la même eau ? « Ayez donc, Madame, la bonté, lundi, d’apporter la soute de vos bijoux » écrit Ingres à cette dernière. Il entend choisir lui-même, parmi les objets personnels de son modèle, ceux qui conviennent le mieux à la réalité qu’il veut exprimer. La broche de style Renaissance qui avait été choisie pour le portrait debout est finalement gardée pour le portrait assis.

Ingres accessoiriste
Dans cette fonction d’accessoiriste Ingres ne met rien de futile. Plutôt que d’accessoires, il conviendrait de parler ici d’attributs : le sceptre définit l’Empereur, comme la roue dentée sainte Catherine, et la robe de petit dîner, les cartes cornées sur la tablette de la cheminée, la Vicomtesse d’Haussonville. La femme, et particulièrement la femme de bonne famille, produit intégral de son milieu social, a-t-elle une existence individuelle ? Ne peut-elle être entièrement définie par la coupe de son costume et la couleur de son salon ?
Si l’habillement définit le statut social, c’est par rapport à la mode en cours. Or ceci présente une difficulté supplémentaire pour Ingres dont l’exécution est si lente. Douze années se sont écoulées avant qu’il n’achève le portrait de Madame Moitessier assise. Ce qui faisait le chic de la Parisienne sous Louis-Philippe paraît très provincial au beau milieu du Second Empire. Comme s’il s’agissait de lancer une débutante, Ingres  orchestre soigneusement la présentation au public de chaque nouvelle œuvre. L’artiste ne voudrait pas que l’élégante Madame Moitessier passe aux yeux du monde pour une petite bourgeoise de Basse-Bretagne. Il lui faut donc changer le modèle du vêtement qui ne correspond plus à la définition sociale du modèle. Une somptueuse robe de soie fleurie à crinoline remplace la robe jaune initialement prévue.
En raison de ce caractère allégorique dévolu à l’accessoire vestimentaire, le portrait d’Ingres oscille donc entre nature morte et peinture d’histoire. Il suffit de dépouiller Clémence de Rayneval de son costume contemporain pour que, dans le portrait historique de Cherubini, elle fasse une Terpsychore  acceptable. Et le Premier consul, ayant laissé sa redingote rouge au vestiaire, se retrouve nu et prêt pour L’Apothéose de Napoléon Ier. Qu’ici l’on dégrafe une bretelle, qu’on dénoue là un ruban, et la figure affranchie s’élance, comme un mannequin pneumatique, vers les cieux éthérés du grand genre.

LONDRES, National Gallery, jusqu’au 25 avril, cat. 596 p., textes de R. Rosenblum, P. Conisbee, Christopher Riopelle et Gary Tinterow.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°504 du 1 mars 1999, avec le titre suivant : Ingres ou les artifices du portrait

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