Hélène Henry, Pénélope des années 30

L'ŒIL

Le 1 mai 2001 - 1331 mots

Membre de l’Union des Artistes modernes, Hélène Henry
(1891-1965) a marqué de son empreinte le monde de la décoration des années 30-50.
Ses tissus voluptueux ont habillé autant les villas d’avant-garde que les appartements bourgeois aménagés par ses amis architectes et ensembliers.
A travers une exposition de tissus et de mobilier, Jacques De Vos et Michel Giraud invitent à redécouvrir le travail de cette créatrice méconnue.

Sans doute n’était-elle pas la première à entraîner la création textile sur la voie du modernisme (incontestablement Anni Albers et ses autres compagnes du Bauhaus l’avait devancée sur ce plan), mais elle a su élaborer un style original parfaitement en adéquation avec son époque. Grâce à sa capacité à répondre aux attentes et aux besoins des intérieurs d’une clientèle fortunée, elle s’est imposée comme la complice indispensable des professionnels de ce que l’on nommait la « haute décoration », harmonisant ses tissus d’ameublement avec leur architecture et leur mobilier. Tissées à la main, ses étoffes présentent des qualités incomparables : solides, lourdes, majestueuses, elles offrent un merveilleux tombant. Derrière leur apparente simplicité, gage du « bon goût » si cher aux Français, brille une rare sophistication de la matière qui conjugue luxe et volupté. Les modèles sont souvent le fruit d’une collaboration étroite avec les décorateurs qui peuvent inspirer, suggérer ou même fournir le dessin. Les grands classiques comme Ruhlmann, Dupré-Lafon, Leleu et les grands modernes que sont Francis Jourdain, Pierre Chareau, Robert Mallet Stevens, Djo Bourgois, Sognot et Alix, c’est-à-dire toute la fine fleur de l’UAM, s’entendent pour reconnaître le talent d’Hélène Henry. Co-fondatrice de l’UAM, celle-ci ne dément pas son attachement au groupe qui se réunit souvent dans son atelier autour d’un repas.
Installée à Paris peu après 1916 dans un atelier situé au 5 de la rue des Beaux-Arts, Hélène Henry, originaire de Franche-Comté, découvre une capitale en plein foisonnement artistique. L’existence un peu bohème qu’elle mène auprès d’un mari peintre, l’animation créatrice du quartier l’incitent à acheter un métier à tisser, le premier, en 1922. Elle fait du porte-à-porte et vend pour commencer, sous le nom d’Hélène Lantier, des écharpes et des tuniques chez des couturiers tels Worth ou Nicole Groult, avant de se spécialiser dans le tissu d’ameublement. Ces débuts ont dû être suffisamment éloquents car, très vite, elle est remarquée. En 1923, elle présente ses tissus dans la boutique de Francis Jourdain, compagnon de la première heure. Cette même année, elle prend son premier grand atelier au 7 de la rue des Grands-Augustins (Picasso arrivé ensuite fera entrer l’immeuble dans l'histoire), dont l’hôtel particulier dispose d’une confortable hauteur sous plafond indispensable aux grands métiers à tisser jacquard, et s’entoure de deux ouvrières tisserandes. Nouveau tournant dans la vie d’Hélène Henry en 1927, lorsqu’elle se remarie avec l’éditeur Joseph Van Melle qui lui assure désormais une aisance matérielle propice à développer sereinement son activité. 1937 est l’année du dernier déménagement : elle quitte les Grands-Augustins pour le 7 de la rue des Arquebusiers, dans la cour de l’ancien Hôtel de Turenne, où elle possédera jusqu’à douze métiers à tisser, plusieurs de jacquard, des métiers à tapis, un petit métier à échantillonnage, tous au service d'une conception nouvelle du tissage qui s’appuie sur une haute technicité.

La tisserande de l’Art déco
Hélène Henry s'inspire bien sûr du cubisme, de l'art nègre, puis de l'abstraction. Ces mouvements artistiques la touchent et l'influencent mais ne sont pas déterminants chez elle. Elle se sentira au fil des années de plus en plus attirée vers l’épure monochrome qui laisse respirer la texture de l’étoffe plus que son dessin. Elle crée des motifs qui resurgissent tout au long de sa carrière et l'on peut parler d'un vocabulaire Hélène Henry. Ainsi les triangles en tous sens, les buissons, les écailles, les vermicelles sont des modèles vedettes. Mais il y a aussi les pavés décalés (faits de rectangles horizontaux disposés en briques), les briquets (motifs symétriques disposés en quinconce), les pipes (semis de triangles triplés allongés, chers à Chareau), les boîtes (faites de deux losanges accolés sur fond de toile), les petits caissons, les abeilles, les croix, les cocottes, les quartiers, les vagues (bandes obliques très larges se déclinant en camaïeux), les mouches, les clochettes (rare motif floral très stylisé), les labyrinthes, les rosaces (sorte de marguerite constituée de sept cercles d'après un dessin de Francis Jourdain) ou encore les rectangles en hauteur (étroites bandes verticales alternativement unies et scindées en rectangles, de longueur inégale, définis par des armures différentes). Puis toute la série des pois, des lunes, des pastilles, des ovales... Ses grands succès restent les rayures bayadères et les écossais. Ces motifs se prêtent à des variations chromatiques qui font résonner toute la musicalité de l’œuvre d’Hélène Henry.

La chair de l’étoffe
Les fibres utilisées sont simples, toujours mélangées. Le coton se marie avec la viscose, la fibranne, la rayonne. La dextérité et la sensibilité d'Hélène Henry se distinguent dans la matière même du tissu, dans ce qu’elle appelait « l’armure, la contexture », dans l'entrecroisement des fils de chaîne et des fils de trame qui crée le relief, donne sa chair à l’étoffe. Pour ses tissus destinés à des clients aisés, la réalisation est particulièrement exigeante et raffinée. Hélène Henry obtient ainsi du sergé, de l'uni, des bouclettes, du mohair, du nid-d'abeilles, des grains de riz, du damassé, des chevrons, du reps, de l'épinglé, du façon satin... Mille façonnés et mille effets de lumière, mille contrastes qui jouent sur l'alternance du mat et du brillant, du lisse et du grenu, de l'opaque et du transparent. La texture est chez elle l’autre expression du dessin.
La créatrice s'amuse également à mêler les tons avec une délicatesse exquise, allant des tonalités suaves aux plus chaudes : le grège avec du tête-de-nègre chiné, le rose avec le canari, l'ivoire avec l'argent, l'écru avec le nacré, l'argenté avec le gris perle, le saumon avec l'olive. Elle aime particulièrement tous les verts, qu'ils soient tilleul, amande, bronze, mousse, kaki ; tous les gris aussi, surtout l'anthracite et le gris perle, et adore le rouge orangé qu'elle appelle tantôt brique, corail, rouille, mandarine. Ses innombrables écossais aux combinaisons infinies sont très utilisés, dès 1923, par Jourdain, par Mallet-Stevens, ou dans son propre appartement familial de la rue des Beaux-Arts conçu par Chareau et Jourdain. Dupré-Lafon, Leleu, tout le monde raffole des qualités optiques de certains de ses modèles. Tous ces damiers, ces quadrillages irréguliers, ces bandes, ces segments, ces triangles, ces puzzles, ces escaliers insufflent un dynamisme au tissu, et bien plus encore quand ces dessins sont obtenus dans la trame même. Elle a un faible aussi pour les dégradés d'une couleur d'un lé à un autre, d'une vague à l'autre.

Du palais du Maharadja d’Indore au paquebot France
Ses tissus vibrants, vivants, irradiants sont les produits d’un artisanat de luxe qui déploie un savoir-faire que ne pouvait concurrencer l’exécution en série industrielle. A chaque décorateur, à chaque ensemble, à chaque commande, une nouvelle création textile était adoptée, avec souvent un principe d’exclusivité sur tel motif ou telle couleur accordé à l’un et à l’autre. Cette mystérieuse tisserande, qui reste à découvrir, était une créatrice habile, une collaboratrice sûre et une très bonne artisane commandant le métier de ses propres mains. Il n’est guère de domaines qu’elle n’ait abordés, de genres qu’elle n’ait traités en quarante ans de carrière. Des maisons de la rue Mallet-Stevens (dont l’atelier de Tamara de Lempicka) au palais du Maharadja d’Indore, des paquebots Normandie et France à la cathédrale de Rouen, du palais de la Société des Nations au domaine des Rothschild à Chantilly ou à la demeure du comte de Paris à Louveciennes... Hélène Henry, figure sereine du mouvement moderniste, aura ainsi réussi le pari de conserver les traditions les plus pures du haut artisanat français en donnant à l’art du tissage une magnifique impulsion personnelle.

- PARIS, galerie Jacques De Vos, 7, rue Bonaparte, 75007 Paris, tél. 01 43 29 88 94, 10 mai-30 juin. A lire notre hors-série, 20 p., 25 F (disponible à la galerie).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°526 du 1 mai 2001, avec le titre suivant : Hélène Henry, Pénélope des années 30

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