Guilhem Scherf : La terre, médium incontournable

Entretien avec Guilhem Scherf

L'ŒIL

Le 1 septembre 2003 - 742 mots

Conservateur en chef au département des Sculptures du musée du Louvre, et commissaire de l’exposition.

Votre exposition « L’esprit créateur de Pigalle à Canova. Terres cuites européennes 1740-1840 » porte sur un siècle de sculpture. Pourquoi avoir choisi cette période ?
Contrairement à l’Italie, où il y avait une forte tradition de terre cuite depuis le XVe siècle, la France des amateurs ne manifeste un véritable goût pour cette discipline que vers 1740. Auparavant, ils préféraient la petite sculpture en bronze. Ce changement est dû à l’action de l’Académie royale. Lors de sa réforme durant le deuxième tiers du siècle, l’Académie a voulu faire entrer en son sein de grands amateurs, tels que Jullienne, Mariette ou La Live de Jully. Or ces personnages ont côtoyé de près les artistes, ils se sont intéressés à leurs pratiques et collectionné leurs terres cuites. Le sous-titre de l’exposition, « l’esprit créateur », vient d’ailleurs d’un texte de Mariette.

Ce goût a été théorisé...
Bien sûr. Cet engouement va de pair avec celui pour l’esquisse peinte, et partage les mêmes fondements théoriques. Diderot exalte le feu, le génie créateur, l’inspiration qui se lisent dans l’esquisse en terre, alors que le marbre, dit-il, refroidit tout.
Il est significatif que les grands amateurs de dessin collectionnent aussi la terre cuite : Mariette,
les Goncourt, ou Paul Cailleux au xxe siècle. C’est une tradition.

L’exposition est très orientée vers le néoclassicisme. Y a-t-il un lien particulier entre la terre cuite et ce mouvement ?
Pas vraiment. Seulement, vu l’espace qui nous était imparti, il fallait faire des choix. Plutôt que de représenter tous les styles, nous avons voulu, au-delà du matériau commun aux œuvres, qu’il y ait une unité stylistique, et celle-ci est donnée par l’approche néoclassique, marquée, disons comme un fil rouge dans l’exposition. C’est aussi l’occasion de présenter la sculpture néoclassique européenne, mal connue du public français. Mais le colloque international qui aura lieu à cette occasion traitera de la période en élargissant le propos.
L’exposition explore les grandes thématiques communes à toute l’Europe de cette période. Elle explique d’abord les différentes catégories, esquisses, modèles, réductions, œuvres définitives, étudie les pratiques académiques, aborde les typologies, la réflexion sur le socle, le bas-relief, ou
s’arrête sur l’émergence d’une nouvelle problématique. Par exemple l’étude de groupe à plusieurs figures destiné à être placé sur une terrasse et devant être vu de partout. Cette réflexion typiquement maniériste sur la multiplicité des points de vue, magnifiée au XVIe siècle par Jean Bologne, resurgit dans les années 1770-1780, avec les groupes de Sergel, Chinard ou Stouf, qui mêlent le corps humain et celui du cheval. Le motif du centaure intéressa notamment Diderot. On retrouve partout les mêmes thématiques, sculpture religieuse, funéraire ou de genre, le grand homme, et les mêmes grands sujets, l’Arcadie galante et les amours des dieux, héros et héroïnes. En revanche, le portrait en buste n’est pas traité dans notre présentation. C’est un sujet à part entière, qui fera plus tard l’objet d’une autre exposition.

À quoi correspond le modelage en terre dans la pratique des sculpteurs ?
Le modelage en terre était généralisé depuis la Renaissance et surtout au XVIIe siècle comme expression de la première pensée. Toute une partie de l’exposition traite de la formation du sculpteur, et montre que la terre était un incontournable médium dans les pratiques académiques. Les sculpteurs devaient modeler la terre pour démontrer leurs aptitudes, pour les premiers prix de sculpture comme pour les petits prix dans les concours, et cela partout, à Paris, dans les écoles de Province, dans toute l’Europe. C’était vraiment le corollaire du dessin.

Le musée du Louvre est-il riche en terres cuites ?
Oui, mais ce sont des collections très françaises. Les grandes écoles européennes sont trop peu représentées (mais les œuvres importantes sont rarissimes sur le marché !). Seulement 10 % des œuvres que nous présentons proviennent du Louvre. Une autre partie est fournie par les deux autres musées organisateurs, mais la plus grande part vient d’ailleurs. Cette prospection nous a permis de faire de véritables découvertes, comme les Russes Martos et Kozlovsky, le Suisse Sonnenschein, ou encore Luc Breton, artiste de Besançon.

La terre cuite pose-t-elle des problèmes particuliers de conservation ?
Le plus problématique, ce sont les engobes dont on revêtait la sculpture. Il s’agit d’une couche de terre mêlée de pigments, qui pouvait donner aux terres cuites un aspect glacé ou satiné, tout en dissimulant les fentes de cuisson. N’étant pas cuite elle-même, l’engobe reste très fragile.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°550 du 1 septembre 2003, avec le titre suivant : Guilhem Scherf : La terre, médium incontournable

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