Gauguin, l’atelier des tropiques

L'ŒIL

Le 1 juillet 1998 - 1738 mots

Paul Gauguin rêvait de paradis lointains où peindre en paix loin des critiques parisiennes. Dans ses tableaux, la sensualité réside moins dans les corps de femmes, transformées souvent en idoles immobiles, que dans les paysages riches de parfums et de couleurs pures. Démonstration tout l’été à Martigny et à Essen.

Paul Gauguin arrive à Papeete le 9 juin 1891. Il a 41 ans. C’est un être très marqué et amer auquel il ne reste que douze ans à vivre. Après bien des départs avortés et des découragements, il parvient à ses fins : fouler le sol de ce qui « doit » s’avérer coûte que coûte une évasion, un rêve enfin réalisé : Tahiti. Fuyant l’incompréhension du conformisme bourgeois et intellectuel qui caractérise le milieu officiel des Salons de cette fin du XIXe siècle (les mêmes qui vilipendaient l’Olympia de Manet ou qui s’esclaffaient devant les meules violettes de Monet), Gauguin est fatigué de polémiquer, de scandaliser, de hurler qu’il ne veut plus d’entraves, qu’il se veut libre de voir « tel qu’il voit », quitte à sembler, déjà, « sauvage », libre de mettre en pratique les Correspondances de Baudelaire. Enfin, il est épuisé de ne rien vendre. Son seul souci est de trouver alors, sous d’autres cieux, des mœurs et des paysages non contaminés par une civilisation occidentale qu’il considère comme pourrie. Il veut découvrir une terre réellement primitive, c’est-à-dire authentique et innocente. Il souhaite « une vie d’extase, de calme et d’art », écrira-t-il à sa femme Mette. Ce qui est, ni plus ni moins, une réponse à L’Invitation au voyage  de Baudelaire. Gauguin a toujours fait preuve d’énergie et d’acharnement.

Marginal, contradictoire et arrogant
Autodidacte, il est un peintre du dimanche à vocation tardive et il doit assimiler la peinture rapidement et péniblement. Avec beaucoup de naïveté, il cultive sa marginalité, se rendant antipathique, donneur de leçons, contradictoire et arrogant. Il se forge lui-même son rôle de peintre maudit, avant l’heure, rôle qu’il tient, sauvage parmi les sauvages, jusqu’à en mourir. Taraudé par une perpétuelle insatisfaction, il garde intacte la rage de toujours vouloir autre chose, ailleurs. Et les désespoirs qu’il endure en France avant son départ ne sont rien comparés à ceux qu’il va vivre dans son paradis mué en enfer. Cette même rage lui fait construire un monde paradisiaque, non pas à partir d’un exotisme de pacotille dans lequel beaucoup souhaitèrent l’enfermer (ainsi Rodin se trompe lorsqu’il dit : « Gauguin, c’est de la curiosité »), mais à partir d’une pratique nouvelle de la peinture. Son symbolisme va se transformer en une étrange mystique peuplée de quelques idoles à moitié ressuscitées, à moitié inventées, plantées telles des sculptures dans un paysage flamboyant. Gauguin fait de ce lieu voluptueux un véritable hymne à la couleur pure où les harmonies et les intensités forment comme une tapisserie musicale. En cela il annonce, en ce tournant du siècle, les Fauves bien sûr mais aussi Bonnard et Matisse.
En Europe où il envoie régulièrement ses toiles, on ne se prive pas de l’épingler et de le moquer, même si Degas et Mallarmé le soutiennent. « Monsieur Gauguin est parti, dit-on, pour Tahiti, j’espère qu’il rencontrera, au cours du voyage, cette fameuse mer jaune qu’il aime tant à peindre... », écrit dans Le Figaro le journaliste Henri Fouquier. On traite Gauguin avec la même condescendance qu’on avait malmené, trente ans plus tôt, Manet : « Qu’est-ce que cette odalisque au ventre jaune, ignoble modèle ramassé je ne sais où, et qui a la prétention de représenter Olympia ? », s’esclaffait-on alors. La lutte est encore féroce et explique en partie le départ de Gauguin qui ne demande qu’à peindre en paix. Le malheur est que la volupté imaginée n’est point au rendez-vous. « L’Atelier tropical » qu’il a passionnément échafaudé avec Van Gogh se révèle pauvret. Le primitivisme, un mirage, et la réalité quotidienne dans ces îles, une mélancolie plutôt évocatrice de Tristes Tropiques. Les ravages de la colonisation sont passés par là, et Gauguin n’y trouve plus que des ersatz de ce qu’a dû être la civilisation maorie, civilisation dont il a surévalué la richesse et exagérément magnifié la beauté primitive. Même échaudé, il reste lucide et s’oblige à accepter ses erreurs illusoires. « Méchante aventure que mon voyage à Tahiti ! », avouera-t-il un jour. Une fois ses déceptions ravalées, il finit même par s’émouvoir et enfin voir. Tahiti est contaminée ? Il la nettoie, la réinvente, il peint son rêve intérieur. L’île est absolument splendide. La forêt vierge, la mer, toute la nature est luxuriante. Il en fait le décor frémissant et sensuel d’une nouvelle Cythère. Il s’attache à l’animalité que ces corps ont conservée, massifs, empreints de mollesse et plus hiératiques qu’érotiques. Lui qui s’est toujours plus attaché aux formes qu’au dessin, il accentue ce penchant pour le modelé et l’intègre dans ses fonds colorés. Il peuple la végétation tropicale revêtue de ses couleurs imaginaires (eh oui, la mer est parfois jaune !) avec ces corps qu’il dévêtit peu à peu et qui se fondent dans le tapis multicolore auprès des autres formes naturelles comme les roches, les racines et les troncs d’arbres. A part quelques tableaux qui font figure de raretés pour leur érotisme avoué (comme la Femme au mango, Près de la mer, Eh, quoi ! Tu es jalouse, La Femme du roi, Les Deux Tahitiennes ou l’admirable Cavaliers sur la plage), la plupart de ses toiles sont sans vie.

Le bonheur d’un paradis perdu
Les personnages apparaissent comme des visions, des songes où les corps se présentent immobiles, hypnotiques, posés. Ils reflètent soit le bonheur d’un paradis perdu, soit la terreur. Ils ne semblent pas respirer mais exhaler le calme d’un au-delà ou d’un en-deçà. Debout ou allongés, les êtres se réduisent à des corps, et les corps à des attitudes. Gauguin traite ces corps de Tahitiens denses, opaques, comme du cuivre, du bronze ou de la glaise. Il s’en sert comme des objets pétrifiés et à demi-sculptés, comme dans des bas-reliefs. Ces chairs fermes et sombres, ces grands pieds, ces épaules monumentales, ces cous larges, ces silhouettes taillées à la serpe hantent toute son œuvre dite tahitienne dans les mêmes postures caractéristiques : bras levés, coudes pensifs, corps lovés sur eux-mêmes, accroupis, à plat ventre, bras le long du corps. Les regards sont fuyants, absents, voire « absorbés ». Nus, ceints d’un paréo ou alourdis dans les robes-sacs des missionnaires, leurs contours se découpent et se détachent très fortement sur le fond du paysage qui, à l’opposé, représente la vie. Gauguin réussit, dans le même tableau, à réifier les corps tout en faisant vivre la nature.

Une nature plus vivante que les humains
Etrangement, la vie ne provient pas des humains mais frémit dans le décor. Car cette nature, au début représentée de manière très Art nouveau avant la lettre ou japonisante, donc de manière assez « décorative », va bientôt ne faire plus qu’un avec la couleur. Tantôt par une accumulation de strates faites d’aplats d’une franchise de tons très libres et lumineux, s’étageant ainsi du sol jusqu’au ciel. Tantôt par un fouillis vaporeux et floconneux qui, inextricable comme une tapisserie, bouchera totalement la toile. On y entend le susurrement du ruisseau, le cliquetis des sabots du cheval, le frémissement doux des palmes, on y devine le corps volatile des odeurs, ce parfum si subtil de l’île (Noa Noa signifie parfumé), on y entend les feuillages émeraude s’agiter. On perçoit les senteurs de l’herbe chauffée, des feuilles de bananiers suries, la fermentation des mangues. La montagne est toujours là, qui se dresse et qui surplombe la mer, elle aussi toujours debout, dentelée de son éternel friselis d’écume que brode l’inévitable barrière de corail... Cette sédimentation en hauteur des divers horizons, l’affolement des frondaisons échevelées, les vibrations dans la chaleur, tout, absolument tout, dans ces fonds dévorés par la couleur, palpite. Alors que les éphèbes qui trouent ces verdures apparaissent tels des hallucinations, les jeunes filles placides, les bras chargés de fruits et de fleurs, semblent des images. Tous se tiennent là, dans un silence envoûtant. Pas un éclat de rire, pas de cris d’enfants ni de chuchotements ou de litanies des femmes. Pourtant, dans son livre Noa Noa, Gauguin est formel, le babil de ces femmes est incessant, voire fastidieux ! Dans la peinture, rien ne laisse deviner les mille petits bruits du quotidien. Quelques animaux par-ci par-là, autochtones comme les petits cochons noirs ou inventés comme les paons et surtout comme le renard orange, spectateur assidu de ces scènes extatiques. Ange, démon, âme du peintre voyeur ou réincarnation de quelque dieu maori ? On le retrouve ainsi, à la fois étrange et familier, ponctuant de son museau pointu, comme ailleurs certains masques, de nombreuses toiles qui résistent à toute tentative d’interprétation.
De plus en plus, le but de Gauguin semble être de traduire les rêves de l’homme en forme-couleur, plutôt que de dépeindre des sensations réelles. Il mélange ainsi l’indolence native des « primitifs » pleins de langueur et de nonchalance qui s’offrent littéralement à la vue comme au peintre, en toute innocence (« chasteté », dit-il), sans rien de lascif ni de lubrique, pour les élever à la hauteur de divinités. Ces corps seraient les idoles disparues d’un peuple amnésique. Pour ce faire, en effet, le peintre n’offre aucune scène originale ou spectaculaire. Rien que d’apparemment quotidien et simple, nimbé tout de même d’une mystérieuse aura. Ou rien que des Eve... La sauvagerie authentique (et qui n’existe plus) est remplacée par une fiction. C’est pour lui la seule solution de remplacement qu’il a trouvée. Il s’applique donc à « composer » des toiles où il restitue et reconstitue tout ce qui lui est nécessaire pour évoquer l’âge de la pureté. Pour cela, il assemble les divers éléments de son panthéon personnel : ses souvenirs de l’Exposition universelle, les photos qu’il a apportées à Tahiti sous forme de cartes postales et qui représentent, en vrac : la frise du Parthénon, les bas-reliefs indo-javanais de Borobudur avec ses déesses dansantes, des Egyptiennes des fresques de Thèbes, des Vénus de Botticelli à Titien en passant par Cranach, sans oublier son Olympia adorée de Manet qui ne le quittera jamais, des Puvis de Chavanne. Empruntant telle pose ici, tel sujet ailleurs, il obtient une recomposition entièrement nouvelle. Ainsi est née une œuvre à la fois mythique et de pure fiction.

Martigny, Fondation Gianadda, jusqu’au 22 novembre et Essen, Folkwang Museum, jusqu’au 18 octobre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°498 du 1 juillet 1998, avec le titre suivant : Gauguin, l’atelier des tropiques

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