Art contemporain

Vincent Corpet au kaléidoscope

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 22 novembre 2022 - 1241 mots

Le Musée des Sables-d’Olonne retrace le parcours prolifique de cet artiste qui a peint plus de 4 000 tableaux depuis le 8 juin 1982. Un fatras jouissif et une traversée de la peinture qui pulvérise toute certitude esthétique, entre amour et iconoclasme.

Se servir de la peinture

Vincent Corpet, d’où vient-il ? Pas de la famille des romantiques inspirés, possédés par une force qui les dépasserait. Plutôt de la famille des artistes qui se « servent de la peinture ». La peinture, donc, il la fait, il ne la regarde pas. Depuis l’âge de 20 ans, où il décide d’être artiste, faire quelque chose qui ne regarde que lui, qui ne vienne certainement pas servir l’utilité du système. Pas en échec, non, juste décalé, non utile à la société. Des Beaux-Arts, où l’enseignement n’éveille pas en lui grand intérêt, Vincent Corpet sort avec un diplôme en poche, obtenu avec un dessin qui n’est pas de lui, qu’il a transformé en papier peint. À cette époque-là, ne dessinant qu’en noir et blanc, l’artiste décide de passer à la couleur. Un passage qu’il opère en recopiant entièrement, à la main, un livre de Johannes Itten sur l’art de la couleur. Les bases de la pratique de Vincent Corpet sont ici posées : se servir de la peinture, de manière conceptuelle, en travaillant avec des contraintes et selon des protocoles précis. Manière de mettre à distance le goût, le beau, l’affect. Autant de conventions esthétiques dont il faut se dégager pour ouvrir le regard au-delà des limites fixées par un prétendu savoir. On n’aime que ce qu’on connaît et on n’apprend que ce qu’on sait ? Qu’à cela ne tienne ! Vincent Corpet s’attachera à faire apparaître ce qu’il aime pour mieux le détruire : « À ce moment-là, on sait quelque chose d’autre qu’on se met à aimer, et on le re-casse, comme ça, on grossit. Ça permet de se déplacer. »

No style no age

Comme en témoigne la première partie de l’exposition au Musée de l’abbaye Sainte-Croix, l’œuvre de Vincent Corpet traverse toute l’histoire de l’art. La série Fuck maîtres en est un exemple révélateur. Cette série vient de la visite de l’exposition « Picasso et les maîtres », en 2009 au Grand Palais, un titre qui énerve alors Vincent Corpet, parce que, « fondamentalement, en tant qu’artiste, on n’a pas de maître ». Fuck maîtres, c’est donc une série qui revisite tout ce qui s’est fait en peinture depuis Lascaux jusqu’à l’art actuel. Sans recul, sur un support posé à plat sur le sol, Vincent Corpet recopie les œuvres choisies, à main levée, en noir et blanc, à taille réelle. Un fond sur lequel il intervient ensuite pour faire une nouvelle peinture. Il ne s’agit pas d’interprétations de ces chefs-d’œuvre mais plutôt de « dérives en partant d’eux » : « Ils sont un peu comme pourrait être la paroi d’une grotte pour un “peintre” de la préhistoire. » Sans ironie ni moquerie, plutôt avec désinvolture et sensualité, le travail de Vincent Corpet, c’est comme « faire l’amour avec notre passé », comme toucher de l’œil la mémoire d’un secret qui dort dans le berceau de l’humanité. Ici, Corpet échappe à la notion de style et de progressisme pour explorer ce qui dans l’art se réinvente sans fin et ce que la forme produit de l’intérieur. Les possibles infinis de la forme, de l’œil et de la mémoire, pour pousser à regarder et (re)connaître autrement.

Analogies

Glisser d’un motif à un autre, par associations formelles : le principe de l’analogie dans la pratique de Corpet est apparu dans les années 1980. Il est déjà à l’œuvre cependant dans tout un pan de la peinture, depuis ses origines : des parois de Lascaux où les formes des figures naissent de l’anfractuosité de la roche, en passant par l’incitation à la rêverie éveillée prônée par Léonard de Vinci, qui imagine des scènes en observant un mur barbouillé de taches, jusqu’aux incessantes métamorphoses et analogies formelles créées par Picasso. Chez Vincent Corpet, ce principe d’analogies sous-tend la plupart des séries, des Natures mortes transformées en sujets religieux, en passant par les Diptyques et Enfantillages, jusqu’aux séries Matrices et All Over. Les œuvres analogiques de Vincent Corpet n’ont plus de sens de lecture et les formes représentées n’ont plus de hiérarchie : elles remettent en question le point de vue unique imposé par la perspective classique. Ce que ça révèle ? Que la peinture demeure irréductible au commentaire. Qu’il n’est de vérité en art. Dans la peinture de Corpet, la représentation du monde demeure parcellaire, jamais unitaire ou totalisante. À la dérive. Incomplète, indécise, illogique. Comme en écho à une perception plurielle et équivoque du monde actuel ? Ou comme la manière dont ça fonctionne dans le fatras rhizomique de nos têtes ?

AnalfabEt

En 2003, Vincent Corpet commence à introduire dans sa peinture des lettres. Une manière de poursuivre sa réflexion sur l’irréductibilité de la peinture au commentaire, d’explorer les façons dont elle échappe à tout procédé de « lecture ». Si certaines lettres ressemblent parfois à des mots et éveillent le désir d’être déchiffrées, lues, cette tentative spontanée de décryptage demeure vaine. Aucun sens n’est révélé par cette lecture. D’autant que la plupart des mots reconnaissables sont à l’envers. Frustré, le spectateur doit faire un effort pour se détacher de ce mécanisme et, oubliant qu’il sait lire, re-regarder le tableau d’une manière purement graphique. Ce regard, primitif, préhistorique, est celui d’avant la lecture. Un peu comme le regard d’un petit enfant qui ne sait pas encore lire : il peut prendre une image à l’envers et facilement y nommer la chose représentée, jusqu’à ce qu’il perde cette faculté au cours de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. « L’écriture donne un sens à l’image. Pourtant, au commencement, l’image tournait. Quiconque veut décrypter une image doit donc oublier qu’il sait lire. »

Irreprésentable

Conformément aux descriptions de l’auteur, Vincent Corpet a entrepris de dessiner chacune des positions érotiques, chacun des châtiments, des Cent vingt journées de Sodome de Sade. Des centaines de dessins au crayon, tous réalisés sur des vignettes rondes, de format identique. Le réalisme y est juste, méticuleux, d’une froideur clinique, sans lyrisme, sans affect. Une manière de confronter le lecteur à ce qu’il n’a pas vraiment vu de l’œuvre de Sade. Pour Vincent Corpet, il ne s’agit pas d’« illustrer » l’ouvrage mais de « réaliser ce qu’il contient » et de « le mettre sous les yeux du lecteur afin qu’il ne puisse y échapper ». Car du texte sadien, l’artiste retient moins l’appel du plaisir de la chair que l’insoutenable réalisme délesté de toute pudeur. Dans sa lorgnette, comme à travers un trou de serrure, ce que voit le voyeur n’a que faire de la bienséance et du bon goût. Zoom sur des corps déformés, où aucun angle gracieux ne vient enjoliver l’obscénité de leur défauts scrutés dans les moindres détails. Dissection, gesticulation, contorsion, flagellation. Le flot insatiable des étreintes et des sévices semble un même nœud intolérable, et de mal et de désir. Ce que nous met ainsi sous le nez l’artiste ? L’image, incisée dans la rétine au scalpel, de ce qu’on ne veut pas se représenter.

 

1958
Naissance à Paris
1981
Diplôme des Beaux-Arts de Paris
1982
Le 8 juin, peint son premier tableau
2002
« Analogies 1986-2000 » , Musée d’art moderne (Saint-Étienne)
2012
« Fuck maîtres » , exposition à Perpignan
2014
« Sardanapale » , au Musée Eugène Delacroix (Paris)
2017
« Big-Mac » , 24Beaubourg (Paris)
2021
« Fatras » , château de Jau (Cases-de-Pène)
2022
Exposition au Musée de l’abbaye Sainte-Croix (Sables-d’Olonne)
« Vincent Corpet. DeSmesures »,
jusqu’au 15 janvier 2023. MASC, Musée d’art moderne & contemporain, abbaye Sainte-Croix, rue de Verdun, Les Sables-d’Olonne (85). Du mardi au vendredi de 14 h à 18 h, de 11 h à 13 h et de 14 h à 18 h le week-end. Tarifs : 5 et 3 €. www.lemasc.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°760 du 1 décembre 2022, avec le titre suivant : Vincent Corpet au kaléidoscope

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