Art contemporain

Verena Loewensberg, « poétesse de l’art concret »

Par Ingrid Perbal · L'ŒIL

Le 23 mai 2022 - 1815 mots

Son nom est associé aux « quatre fantastiques » de l’art concret zurichois, avec Max Bill, Richard Lohse et Camille Graeser. Pourtant, son œuvre restait encore méconnue hors de Suisse alémanique, jusqu’à son exposition au MAMCO, à Genève.

L’art fut dès le début un moteur : fille aînée d’une famille de quatre enfants, née à Zurich en 1912, Verena savait qu’elle voulait faire quelque chose « dans la direction de l’art ». Ses parents, de nationalité allemande et d’origine juive, vivent d’abord à Berlin durant les six premières années de sa vie. En 1918, ils quittent définitivement le pays pour s’établir à Sissach, dans la campagne bâloise où le père exerce comme médecin. Si ni la vie campagnarde ni le système scolaire ne semblent lui avoir convenu, la fillette a la chance de naître dans une famille cultivée où l’amour de la musique le disputait à la littérature et aux beaux-arts. « Nous avons été éduqués de manière spartiate mais, en ce qui concerne la culture, on n’a jamais économisé », confiait-elle dans l’un de ses rares entretiens accordé à l’historienne d’art suisse Margit Weinberg Staber publié en 1979.

L’enseignement d’Herbin et de Vantongerloo

Sa destinée artistique, Loewensberg la prend en main à l’âge de 14 ans en étudiant à la Gewerbeschule (école d’arts appliqués) de Bâle. À 16 ans, elle devient apprentie en tissage de tissus dans le canton d’Appenzell ; à 18 ans, elle étudie la danse contemporaine et la chorégraphie auprès de Trudi Tschopp, à Zurich. Une formation morcelée, des ébauches d’études jamais terminées et pourtant un bénéfice certain pour la suite de son parcours : la danse comme la musique seront fécondes dans l’élaboration d’un langage abstrait basé sur le rythme, tandis que sa maîtrise des codes de l’industrie textile lui assurera une grande partie de ses revenus existentiels. Quant à la peinture, pour laquelle elle se dit « manquer de talent », elle tentera dès 1935, à l’âge de 23 ans, d’approfondir ses connaissances techniques auprès d’Auguste Herbin (1882-1960), qui préside le groupe Abtraction-Création à l’Académie moderne, à Paris. Déçue par un enseignement axé sur la composition et non sur la technique, Loewensberg cherche conseil ailleurs et trouve en Georges Vantongerloo, le peintre du mouvement De Stijl, l’inspiration : c’est le seul artiste dont elle revendiqua explicitement l’influence. Cette rencontre, comme celle avec Max Ernst et Jean Hélion, avait été rendue possible par un compatriote lui aussi en recherche d’art et déjà un homme de réseaux : Max Bill. Chez ce graphiste-artiste, Verena trouve pour la première fois une connivence : « Chez ces amis, j’ai connu une atmosphère qui m’attirait. Bill travaillait dans les arts graphiques, Binia [son épouse] dans la photographie. Ils ont été les premières personnes que je rencontrais qui me paraissaient avoir une véritable compréhension de l’art. Dans les années 1935-1936, soudain, tout était clair, je savais ce que je voulais : je voyais ma première peinture “concrète” devant mes yeux. »

Avec le groupe Allianz

À partir de 1936, Loewensberg commence en effet à peindre en autodidacte à la peinture à l’huile, toujours insatisfaite et doutant de sa technique. Dès le début, elle fait le choix de ne pas donner de titres à ses tableaux, une tradition qui lui paraît une contrainte, pour l’artiste comme pour le spectateur. « Je n’ai aucune conception d’ensemble », confia-t-elle à Margit Weinberg Staber. « Parfois, j’ai une idée de tableau devant mes yeux et je cherche une solution pour cela. Ou d’autres fois, c’est d’un processus de réflexion avec tous ses détours que peut naître une œuvre d’art. Je suis les humeurs et ces humeurs prennent naturellement forme dans un sens constructif. » Constructif, le mot est lancé, car c’est bien sur une construction stricte que reposent les compositions abstraites de Loewensberg ponctuées de figures géométriques selon un propre répertoire de formes d’une grande diversité, qu’elles soient demi-cercles, lignes parallèles, carrés ou points. C’est donc tout naturellement, et encore une fois par l’entremise de Max Bill, qu’elle rejoint le groupe d’artistes Allianz, formé à Zurich en 1937 (et qui sera dissous en 1946). Elle y fait la connaissance de ses membres (Leo Leuppi, Richard Lohse, Camille Graeser, Hans Erni), des artistes décidés, comme elle, à faire évoluer vers la modernité l’art suisse, encore empêtré dans le conservatisme du sujet et de la forme. Dans cet entre-deux-guerres suisse où tout est à bâtir, elle participe avec Allianz, aux premières expositions de l’avant-garde artistique helvétique, notamment celles du Kunsthaus de Zurich, en 1940, et du Kunstmuseum de Bâle, en 1944, qui font date en la matière.

Une voie personnelle

Entre Max Bill, devenu le promoteur de cet « art concret » helvétique, et Loewensberg, mariée au designer zurichois Hans Coray, les correspondances de pensée sont nombreuses et forment le ciment d’une longue amitié : « Bill n’était pas un professeur pour moi ; il représentait un défi pour moi », expliquait-elle en 1977. « Nous sommes parfois parvenus à des solutions similaires au même moment. Cela m’a toujours étonnée. On peut certainement parler de manières de penser semblables, qui étaient dans l’air du temps et qui nous ont tous les deux montré la direction. Quand j’ai pris conscience d’une similitude, j’ai toujours mis fin au cycle d’œuvres en question. » Cette réserve caractérise le chemin artistique de Verena Loewensberg tout entier. L’artiste est une solitaire de caractère, elle occupe une place singulière, sinon en marge, dans le cercle des Concrets zurichois (qui ne sera jamais une école à proprement parler), aux côtés de Lohse, Graeser et Bill. Elle ne partage pas non plus leur penchant pour la théorie. Cela a-t-il du sens, dans ce cas, de continuer à l’affilier à l’Art concret ?

La fille de l’artiste, Henriette Coray, nous avoue à ce sujet qu’« elle ne pouvait pas s’identifier à la définition de “concret” de Max Bill et à l’accent mis sur une façon de penser mathématique, puisque son travail n’est pas basé uniquement sur des principes rationnels, mais est essentiellement façonné par l’inspiration et le sentiment. Verena Loewensberg a donc préféré utiliser le terme “constructif” pour son travail. Elle disait : “Je peins de manière constructive depuis 1935 et n’ai jamais changé de style.” » Une vue partagée par le critique d’art genevois Philippe Mathonnet qui notait, en 2007, que « sa vraie liberté, en fait, n’a pas été de s’affranchir du diktat des rythmes mathématiques, mais d’avoir réussi à inscrire dans leurs contraintes ses propres familles de formes, des configurations qui n’appartiennent qu’à elle. Son apport est d’avoir donné de la souplesse à la rigidité ». La preuve en est que le développement de sa création, à partir des décennies 1950 et 1960, se rapproche des expérimentations menées à la même époque dans le champ du pop art ou de l’art minimal aux États-Unis.

Cette voie artistique personnelle, marquée par une constante recherche, elle la poursuit jusqu’à son décès, en 1986. Durant toutes ces années, Loewensberg produit beaucoup : 630 œuvres sont dénombrées dans son catalogue raisonné. Divorcée de son mari Hans Coray depuis 1949, elle élève seule ses deux enfants à Zurich et travaille à ses tableaux le plus souvent la nuit ou lors de ses jours de congé. Sa fille Henriette témoigne : « Elle était une artiste extrêmement disciplinée – nous, les enfants, l’avons vue toujours en train de travailler sur ses œuvres. Tout au long de sa vie, elle a conservé la technique de la peinture à l’huile sur toile. Le processus de travail était et restait fastidieux : le dessin préliminaire de la composition au crayon était suivi de la peinture à l’aide d’un pinceau. Elle dessinait invariablement les contours à la main sans masquer les formes, comme c’est le cas chez d’autres artistes, par facilité. Chaque couche individuelle de peinture était appliquée plusieurs fois. »

L’influence de la musique

Malgré cet engagement total pour l’art, Verena Lowensberg ne pourra jamais en vivre. On la retrouve tour à tour travaillant pour l’industrie textile suisse mais aussi disquaire de musique contemporaine et de jazz à Zurich. Que la musique ait pu être un ciment pour son art, cela ne fait pas de doute, comme l’admet sa fille, qui ose le parallèle avec un grand nom de l’art moderne : « Comme dans le travail de Sophie Taeuber-Arp, l’élément de la danse et de la musique joue un rôle essentiel dans le travail de Verena Loewensberg. En ce qui concerne la musique minimale, elle était principalement guidée par sa structuration précisément définie, tandis que le jazz influençait principalement les diverses variations de rythme, de forme et de couleur. »

L’art abstrait ne trouvant reconnaissance que tardivement sur le sol suisse (à partir des années 1960), il est logique que l’œuvre de Verena Loewensberg, comme celles de ses compagnons zurichois actifs dans l’art concret, ne trouva longtemps qu’un faible écho en dehors de cercles d’initiés : il lui faut attendre 1950 pour vendre pour la première fois un tableau. L’artiste se souvenait en 1977 qu’à l’époque, « il n’y avait aucune reconnaissance, pas de public et pas de possibilité de vente. C’était comme travailler au milieu de nulle part ». Ce n’est qu’en 1981, cinq ans seulement avant sa disparition, que le Kunsthaus de Zurich lui consacre enfin une rétrospective, qui fut par ailleurs la première exposition individuelle consacrée par ce musée à une artiste femme. Néanmoins, ni ressentiment ou amertume ne se lisent chez Loewensberg et elle resta jusqu’à la fin cette créatrice passionnée d’une peinture exigeante, vouée à ne jamais connaître le succès de l’art figuratif, un constat qu’elle assumait entièrement. À la fin de sa vie, dans une lettre à son ami le graphiste Josef Müller-Brockmann, elle avouait elle-même : « Ça n’est pas si facile de regarder des tableaux constructifs dans une exposition, il faudrait les avoir devant soi longtemps ; ce sont des écueils que je ne peux pas changer […]. Vous voyez, ce n’est pas facile d’être une artiste constructive. »

L’exposition du MAMCO

La grille, « système d’organisation rationnelle de la toile » selon les mots du commissaire de l’exposition Lionel Bovier, on la retrouve du début jusqu’à la fin de la belle rétrospective que le MAMCO consacre à l’artiste zurichoise (de ses premiers pas en noir et blanc influencés par De Stijl à ses tableaux de la maturité, panoramas sensibles de bandes de couleur horizontales). Si une certaine rigueur peut se faire sentir dans ses œuvres des années 1940, elle est toujours contrebalancée par la variété des formes et par son usage immodéré et osé de la couleur. À partir des années 1950 et 1960, cette grille explose : les coloris sont vifs, les motifs audacieux et évoquent des parentés avec Josef Albers ou Ellsworth Kelly. Aujourd’hui, enfin, c’est tout autant la diversité formelle de cette œuvre que la liberté de sa créatrice qui sont célébrées.

 

« Verena Loewensberg. Rétrospective »,

jusqu’au 19 juin 2022. MAMCO, 10, rue des Vieux-Grenadiers, Genève (Suisse). Du mardi au vendredi de 12 h à 18 h et de 11 h à 18 h le week-end. Tarifs : 15 et 10 CHF. Commissaire : Lionel Bovier. www.mamco.ch

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : Verena Loewensberg, « poétesse de l’art concret »

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