Art moderne

ART BRUT

Une exposition qui sort du cadre

Les œuvres d’une petite cinquantaine d’artistes de la Collection de l’Art Brut sont vues à travers le prisme du cadre. Elles disent, chez ces créateurs, l’exacerbation de la limite physique et symbolique, allant de la protection à l’enfermement, de cet élément ici pleinement constitutif du tableau.

Lausanne (Suisse). Doit-on toujours réduire le cadre à un accessoire ? Ou peut-on parfois le considérer comme partie intégrante de l’œuvre ? L’exposition de la Collection de l’Art Brut penche sans ambages pour la seconde option. « Sa fonction première et essentielle est de délimiter un dedans et un dehors », énonce d’emblée Michel Thévoz, le commissaire de l’exposition et l’ancien directeur de la Collection qui a publié à l’automne dernier aux Éditions de minuit Pathologie du cadre. Quand l’art brut s’éclate, un ouvrage qui a donné naissance à la présente exposition. Plus qu’une simple bordure, conçue dans une optique de préservation ou par souci de mise en valeur de l’œuvre, le cadre ferait alors office de clôture entre un monde intérieur et un monde extérieur.

Un « dedans » et un « dehors » : passée la lourde porte d’entrée du lieu d’exposition, qui occupe le château de Beaulieu en périphérie de Lausanne, c’est une impression d’entrer dans un vase clos qui envahit le visiteur. Le parcours de la collection permanente d’art brut, constituée en majorité de l’héritage de l’artiste Jean Dubuffet, est à l’image des entrelacs du monde intérieur – labyrinthique, foisonnant – et frappe en particulier par son obscurité : les espaces d’exposition, dont les murs sont peints en noir, ne bénéficient d’aucune source de lumière naturelle. L’exposition temporaire, qui prend place sous les combles du bâtiment, n’échappe pas à une mise en scène qui réveille des tendances « claustrophobiques ». Et pourtant, cette présentation au choix restreint et pertinent d’œuvres issues intégralement de la Collection brille par sa clarté.

Dix étapes scandent un parcours qui rassemble des créateurs aux patronymes connus ou moins connus, voire inconnus ; leurs désordres psychiques se lisent en filigrane dans les titres des chapitres : le cadre se fait « ostensoir », « incarcérateur », « gigogne » ou rappelle la « cellule originaire ». Ce que partagent ces créations exposées, c’est un rapport complexe, souvent problématique, au cadre qui s’illustre par des expressions antagonistes : à la rigueur, voire à la rigidité de la délimitation de la surface de certaines œuvres, font face des créations qui semblent faire fi des limites de l’encadrement. Ainsi en est-il des dessins de la Suissesse Aloïse Corbaz qui évoquent un monde fantasmé d’opérette, peuplé de rois et de princesses. Comme un rêve sans fin, ses dessins ne cessent de déborder du cadre, s’étalant sur des feuilles ajoutées au fur et à mesure. Chez d’autres artistes, comme l’Italien Giovanni Podestà [voir ill.], la richesse ornementale du cadre semble le point d’orgue des compositions, allant jusqu’à éclipser la représentation centrale. Le rapport de subordination entre cadre et œuvre va même jusqu’à s’inverser, à proprement parler, dans les peintures du Russe Boris Bojnev [voir ill.], avec des cadres fabriqués à l’aide de matériaux recyclés hétéroclites et qu’il nommait « auras ». Parfois, les encadrements se multiplient comme sous l’effet d’un dédoublement. Ailleurs, dans les œuvres plastiques de l’Américaine Judith Scott, l’« encadrement », pris dans un sens large, devient protecteur, il garantit des limites, un ordre : ses sculptures composées d’objets divers sont emballées et ficelées de manière à en masquer entièrement le contenu. Le cadre peut être aussi synonyme de l’emprisonnement, évoquant l’univers carcéral. Chez le Macédonien Vojislav Jakic, les côtés du cadre paraissent exercer une pression si forte sur le motif central qu’il en est déformé : les figures mi-humaines, mi-monstrueuses qui s’y amoncellent sont représentées compressées.

Hors cadre et hors norme

Prises au sens figuré, les œuvres d’art brut sont bien « hors des cadres » ; leurs auteurs méconnaissent le plus souvent les conventions culturelles, ils « ignorent toute règle ou toute norme en la matière », comme l’explique justement Sarah Lombardi, l’actuelle directrice de la Collection d’Art brut de Lausanne. Michel Thévoz va encore au-delà et s’attache à une analyse quasi psychanalytique de l’« objet-cadre » ; il trace, dans ses propos, les contours de la supposée « pathologie » de cet accessoire orthogonal que trahit son étymologie latine (quadrus) : celle d’un rapport ordonné au monde extérieur, qui est précisément celui qui domine nos sociétés contemporaines occidentales et qui influence notre regard. De là à décoder dans l’art brut une subversion latente ou assumée et à faire des artistes d’art brut des rebelles, rétifs aux normes, jouant, déjouant et détournant les cadres grâce à leurs œuvres, il n’y a qu’un pas que le commissaire d’exposition franchit. Une vue des choses qui viendrait pourtant contredire l’inconscience des règles et la spontanéité de l’art brut. L’exposition, cependant, se visite et s’apprécie aussi sur un plan plus formel que théorique : l’inventivité, parfois débridée, parfois introvertie, de ces créateurs qui font décidément du cadre un élément à part entière de leurs créations vaut assurément le détour.

L’art brut s’encadre,
initialement jusqu’au 25 avril, Collection de l’Art Brut, 11, avenue des Bergières, Lausanne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°560 du 5 février 2021, avec le titre suivant : Une exposition qui sort du cadre

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