Nouvelles technologies

ART CONTEMPORAIN

Une épopée informatique

Par Cédric Aurelle · Le Journal des Arts

Le 29 mars 2018 - 780 mots

Fabien Giraud et Raphaël Siboni rassemblent l’intégralité de leur série « The Unmanned » au Casino Luxembourg. Une fresque magistrale sur l’histoire de la technique.

Luxembourg. Se pourrait-il que ce ne soit pas l’homme qui se soit tourné vers la technique dans une visée émancipatrice, mais au contraire la technique qui, par retroussement, ait mis en œuvre son processus d’aliénation ? La centralité du cinéma au XXe siècle dans sa capacité à produire une subjectivité collective explique l’intérêt de Fabien Giraud et Raphaël Siboni pour ce médium dans la réalisation de la fresque qu’ils consacrent à leur « histoire du calcul » et qui interroge ce processus historique dans « 2045-1542 (a history of computation) » au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain.

Les deux artistes fondent leur inspiration sur un « accélérationnisme » de gauche qui prône un usage internationaliste des technologies au service d’une destruction et d’un dépassement du capitalisme. Un positionnement dialectiquement opposé à la mythologie néolibérale visant un point de singularité ­technologique privatisé par l’intelligence artificielle. Ce moment de basculement instituerait d’une part, l’autonomie totale de la machine et destituerait, d’autre part, une humanité réduite dès lors au mieux au rang d’accessoire organique (im-)mortel, au pire à celui d’un encombrant rebut. Ce point de singularité localisé en 2045 selon la théorie de Ray Kurzweil, un ancien ingénieur de Google, sert de point de fuite au projet de Giraud et Siboni. Les artistes consacrent chacun de leurs huit films à un moment de basculement dans l’histoire des technologies de « calcul » accompagnée de révolutions conceptuelles ayant eu des implications sociales sans précédent sur la destinée humaine.

 

 

Dans le viseur de la caméra inhumaine

Dans 2045 - La Mort de Ray Kurzweil, le duo réalise un premier film au drone, soit un œil technologique autonome, filmant à la manière d’un ballet mécanique irrationnel un père et son fils dans un paysage de jungle primitive. L’adulte s’avère être Friedrich, le fils de Ray Kurzweil, l’enfant étant Ray lui-même, né une deuxième fois conformément aux prédictions de l’apôtre de l’immortalité technologique. Comme l’explique Matteo Pasqualini, « l’intelligence artificielle est un animisme pour les riches », resituant ici l’ascendance hippie des mouvements technologiques nés dans la Silicon Valley. Épicentre épistémologique du projet auquel elle sert de point de départ et d’arrivée, on la retrouve dans 1549 - a flood, le premier film dans l’ordre chronologique. Cette date marque l’arrivée des conquistadors en Californie et la mort conséquente des dieux animaux des Native Americans (Amérindiens) locaux, l’aigle et le coyote. Une perte du sens sur laquelle revient une caméra animée par intelligence artificielle tel un retour sur son lieu de naissance, filmant les animaux dans une chorégraphie erratique qui dit l’impasse de la mystique technologique dont elle est le fruit. Entre ces deux extrémités narratives, qui soulignent la dimension coloniale (dans l’espace et dans le temps) de la technologie, plusieurs films qui font apparaître en interligne comment les évolutions technologiques convoquent transformations sociales, questions de genre et de sexualité.

Dans 1834 - La Mémoire de Masse, l’apparition du métier à tisser Jacquard et sa carte perforée évoquant l’ancêtre de l’ordinateur entraînent la révolte des canuts à Lyon devant une machine qui entame leur processus d’exclusion des systèmes de production.

Dans les années 1920, le météorologue anglais Lewis Fry Richardson conçoit un édifice sphérique devant accueillir 64 000 femmes-ordinateurs permettant de prévoir la météo mondiale (1922-The Uncomputable). Soit une division genrée du travail couplée à la division des opérations de calcul complexe en millions de calculs simples (bases de l’ordinateur) qui, par ailleurs, sera un échec.

En 1953, Alan Turing, inventeur de l’ordinateur moderne et reconnu « coupable » d’homosexualité subit un traitement hormonal qui l’amènera au suicide (1953-The Outlawed).

Pour finir, en 1997, c’est Garry Kasparov qui se fait battre par l’ordinateur IBM Deep Blue, qui met l’humain définitivement en échec. Le joueur d’échecs russe abandonne finalement le plateau et un bras de caméra autonome filme sans projet scénaristique une scène désormais déshumanisée (1997-The Brute Force). L’enchaînement de ces moments retrace une histoire dans laquelle l’humain est progressivement congédié de la sphère du nécessaire par l’ordinateur.

L’exposition au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain assemble toutes les vidéos dans une juxtaposition chronologique déroulant un impressionnant ruban d’images sur une trentaine de mètres. L’ensemble est servi par la parfaite synchronisation des films et de leurs bandes sonores superposées. En résulte un bandeau nécessairement trop large pour permettre une vision d’ensemble cohérente, emportant le regardeur dans une plongée dans l’histoire prise par un ressac d’images et de sons, qui le confrontent à cette échappée du sens devant une aventure qui le dépasse.

 

 

 

 

Fabien Giraud & Raphaël Siboni, 2045-1542 (a history of computation),

 

 

jusqu’au 15 avril, Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain, 41, rue Notre-Dame, Luxembourg.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°498 du 30 mars 2018, avec le titre suivant : Une épopée informatique

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