Art contemporain

Transgressions au féminin

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 14 novembre 2018 - 615 mots

PARIS

Paula Rego, 83 ans, est invitée pour la première fois en France. Le Musée de l’Orangerie présente ses « Contes cruels » en peinture.

Paris. Artiste portugaise exerçant à Londres, Paula Rego, née en 1935, est inconnue en France. Il était temps d’y présenter son œuvre, à la fois dérangeante et bouleversante. À lui seul, le titre provocant, « Contes cruels », intrigue. Pas longtemps, car les visions proposées vont à rebours des lieux communs qu’inspirent les récits, prétendus innocents, destinés aux enfants. Ces derniers seraient bien étonnés de se trouver face à Pinocchio nu comme un ver, en compagnie d’une fée qui le tient pratiquement dans ses bras (La Fée bleue chuchote à l’oreille de Pinocchio, 1995). Rego est une lectrice de Bruno Bettelheim, le psychanalyste qui a démonté les mécanismes cachés derrière ces contes.

Cependant, cette représentation reste encore bien tendre en comparaison des personnages aux corps et aux visages disgracieux, à l’expression obscène et aux gestes incompréhensibles qui peuplent cet univers énigmatique et macabre.

Des enfants maltraitants

On songe à Balthus et à son univers théâtral. Comme chez le peintre suisse, les acteurs, mi-marionnettes, mi-êtres grotesques, ont des corps rigidifiés par une géométrie secrète. Toutefois, aucune intimité feutrée ici, aucune séduction, aucun frisson de plaisir érotique avoué ou non. Figurés souvent dans des poses en déséquilibre, ils forment des couples ou des groupes incongrus. Même lorsqu’il s’agit des membres d’une même famille, rien ne semble les unir, si ce n’est une forme de violence contenue et menaçante. Rarement l’expression d’« inquiétante étrangeté » – ou d’« inquiétante familiarité » – n’aura trouvé meilleure illustration. Ainsi, avec La Famille (1998), des enfants nains hideux regardent paisiblement, voire participent aux tortures qu’inflige la mère au père attaché à un fauteuil. Le spectateur est moins choqué par cet acte de cruauté que par l’indifférence qu’affichent les protagonistes. Inutile de chercher une quelconque expression dans les visages de ces personnages malfaisants.

Tout le système de Rego est fondé sur des décalages, voire des renversements que l’artiste définit en ces termes dans le catalogue de l’exposition : « Mes sujets favoris sont les jeux de pouvoir et les hiérarchies. Je veux tout changer, chambouler l’ordre établi, remplacer les héroïnes et les idiots. » Ainsi dans The Maids (1987) [voir ill.] où, inspirées par la pièce de Jean Genet, les servantes prennent leur vengeance et agressent leurs maîtresses.

C’est la condition de la femme qui fait réagir l’artiste. L’œuvre est une lutte contre les clichés qui entourent le genre féminin, et ceci depuis l’enfance. De fait, chez Rego, ce sont des fillettes géantes et maladroites qui se permettent des jeux habituellement réservés aux garçons. Des fillettes tantôt ambiguës – celle-ci joue-t-elle avec le chien ou est-elle en train de le secouer avec violence ? (Le Piège, 1987) –, tantôt franchement sadiques – le titre de la toile La Petite Meurtrière, qui représente une fille tenant un lance-pierre, ne laisse planer aucun doute. Puis, devenues adultes, ces femmes ne correspondent nullement à la représentation gracieuse qui leur est souvent attribuée dans le domaine artistique. Avec une méchanceté jouissive, Rego réalise une série nommée « Autruches dansantes », 1995, une parodie du film Fantasia de Walt Disney.Des danseuses, des femmes ? La configuration musculaire et puissante, la peau rugueuse, le visage rougeaud déplaisant remettent en question, en la transgressant, la différence des sexes. Mais surtout, les postures de ces « danseuses » n’ont rien en commun avec la légèreté qui caractérise cette profession. La mise en regard avec les représentations du ballet de Degas, placées en face, est particulièrement judicieuse. Finissons sur deux images emblématiques : The Balzac Story et Painting Him Out. Dans cette « illustration » du Chef-d’œuvre inconnu, l’artiste (Paula Rego ?) est une femme qui malmène le modèle masculin. Tout un symbole.

Les Contes cruels de Paula Rego,
jusqu’au 14 janvier 2019, Musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, place de la Concorde, 75001 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°511 du 16 novembre 2018, avec le titre suivant : Transgressions au féminin

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