Tarasevich, le Doisneau russe

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 26 mars 2018 - 791 mots

La Russie n’a pas encore fini de dévoiler les grands noms de l’histoire de sa photographie, comme en témoigne la rétrospective consacrée ce mois-ci, à Moscou, à Vsevolod Tarasevich.
Si, de l’histoire de la photographie russe, l’Occident n’a retenu que quelques grands noms de l’avant-garde, dont Rodchenko et Moholy-Nagy, il n’a jamais eu l’occasion de se familiariser avec ceux qui ont travaillé des années 1930 à la Perestroïka, dans les années 1980. Et pour cause, fermée physiquement et esthétiquement sur elle-même, l’URSS n’a pas exporté ses photographes. Cela signifie-t-il pour autant que la Russie soviétique ne possède pas de grands photographes ? Le programme de redécouverte de l’histoire de la photographie russe, engagé depuis les années 1990 par le Multimedia Art Museum de Moscou, démontre le contraire. Le Mamm, qui exhumait récemment le travail de Mikhail Prekhner, photographe avant-gardiste mort à l’âge de 31 ans, dont les images supportent la comparaison avec celles de Rodchenko, organise ce mois-ci sa cinquième exposition de l’un des grands photographes russes inconnus hors de ses frontières : Vsevolod Tarasevich (1919-1998).

Guerre et humanisme
Devenu photographe en 1941, l’année de la disparition de Prekhner, Tarasevich entre en photographie sous les bombes allemandes. Correspondant de guerre, comme Dmitri Baltermants, le jeune homme est envoyé au combat, où il se retrouve prisonnier du siège de Léningrad. Les images qu’il livre alors montrent l’horreur des cadavres de soldats gisant dans les trous d’obus ou fauchés par une rafale à l’instant où leurs camarades courent vers leur propre fin. Non loin des combats, les civils tombent de froid et d’épuisement dans les rues gelées, où des passants bienveillants tentent désespérément de les relever avec un peu d’eau ou de nourriture. L’une des photographies les plus saisissantes de Tarasevich montre un soldat russe, bras levé, fusil à la main, hurlant on ne sait quoi en direction de ses camarades sous le feu des bombes. Le soldat sera-t-il fauché comme le soldat républicain photographié quelques années auparavant par Capa ? L’histoire ne le dit pas, mais la photographie du Russe est assurément aussi puissante que celle de l’Américain.

La guerre terminée, Tarasevich rejoint l’agence de presse Novosti qui lui ouvre la porte des magazines Soviet Life et Ogoniok– lequel lui fournit de la pellicule couleur. Si les compositions des années 1950 reprennent tout des codes et de la mise en scène de la propagande communiste, où de jeunes gens goûtent le plaisir communautaire au son de l’accordéon dans des champs fraîchement moissonnés, très vite, le photographe trouve son propre style empreint, comme on le dirait en France, d’un certain humanisme. Pour Olga Sviblova, directrice du Mamm, cela ne fait aucun doute : « Tarasevich peut aisément être rangé parmi les plus grands photographes français, aux côtés de Doisneau et de Cartier-Bresson », qu’il ne connaissait pourtant pas, car il développe une aptitude propre à capter la psychologie des personnages, les regards, les émotions, les conversations… Difficile de la contredire devant tant de cadrages léchés, de contre-jours maîtrisés et cette capacité, que possédait Cartier-Bresson, de se faire oublier pour photographier le compositeur Chostakovitch assoupi en 1961.

Science et climat
Si le photographe sait d’abord répondre à l’esthétique officielle, il bénéficie, dans les années 1950 et 1960, de la période de dégel impulsée par Khrouchtchev (1953-1964), puis de la stagnation sous Brejnev (1964-1985). Les photos ne sont plus mises en scène. Probablement encouragé par des magazines qui veulent montrer une Russie scientifique, prétendant à la conquête de l’espace et aux prix Nobel, Tarasevich photographie les universités et les laboratoires. Passionnés, les étudiants conversent dans leur costume bien taillé, lèvent leur verre après les cours, se détendent en essayant des paires de lunettes teintées neuves, tandis que l’académicien Pavel Alexandrov tente de relire ses notes devant ses savantes équations mathématiques inscrites au tableau… Sommes-nous dans la Russie soviétique de l’après-guerre ou dans l’Amérique de Kennedy ?

Plus question de montrer la pauvreté ou les dénonciations, mais des gens souriants attendant leur bus ou s’embrassant dans la rue. Les hommes portent des bouquets de fleurs… quand ceux-ci ne gèlent pas. Car les conditions de vie restent difficiles, les conditions de travail dans les usines comme celles climatiques extrêmes. Dans la ville industrielle de Norilsk, le sol est certes riche en minerais précieux, mais le froid est si grand que les doigts gelés des prisonniers se brisent comme du verre. Si Tarasevich ne montre rien de Norillag, l’ancien goulag fondé en même temps que Norilsk, impossible de ne pas deviner l’enfer tout proche, seule image pourtant non documentée qui soit parvenue de l’URSS jusqu’en Occident…

« Vsevolod Tarasevich. Rétrospective »,
jusqu’au 1er mai 2018. Multimedia Art Museum, rue Ostozhenka 16, Moscou (Russie). Tous les jours de 12 h à 21 h, sauf le lundi. Tarif : 7 € environ. Commissaires : Anna Zaitseva et Olga Sviblova. www.mamm-mdf.ru/en

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°711 du 1 avril 2018, avec le titre suivant : Tarasevich, le Doisneau russe

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