Poèmes d’images venus de l’Est

Les photomontages tchèques célèbrent le monde moderne

Le Journal des Arts

Le 19 juin 1998 - 632 mots

À travers 170 images de 35 photographes, la Mission du patrimoine photographique explore les avant-gardes tchèques (1918-1948). L’occasion unique de découvrir un travail photographique qui, en étroite relation avec la littérature et la poésie, privilégie le photomontage et la typographie.

PARIS - Frantisek Drtikol, en rompant avec le langage officiel du Pictorialisme, peut être considéré comme le précurseur de l’avant-garde tchèque. Ses séries de nus, déclinés dans des lumières contrastées et des décors géométriques, préfigurent l’esthétique constructiviste du Bauhaus. Au début des années vingt, la photographie tchèque, active surtout à Prague et à Brno, subit l’influence de groupes rassemblant peintres, écrivains et architectes. Le plus célèbre d’entre eux, “Devetsil” (ou les Neuf forces), est fondé par Karel Teige, qui publie dans sa revue Zivot II, le premier manifeste avant-gardiste consacré à la photographie et au cinéma, intitulé Foto-Kino-Film (1922). Inspiré par les théories de l’Esprit nouveau et du poète tchèque Nezval, “Devetsil” tente de réaliser une symbiose entre la littérature et les arts visuels. Ses adeptes publient des photomontages ou “poèmes d’images”, qui célèbrent la beauté du monde moderne. Sans être un moyen de propagande ou un art contestataire, comme chez Rodtchenko ou Heartfield, ces photomontages sont une synthèse entre peinture et poésie, entre science et art, entre Constructivisme et Poétisme : Teige, Carte Postale (1923) ; Styrsky, Souvenir (1924) ; Rössler, Unlife (1926). Ils sont publiés dans des revues d’avant-garde comme Fronta, ReD, Disk ou Pasmo, dont le dénominateur commun est sans conteste l’importance donnée à la typographie. Cette fascination pour la construction typographique, combinant texte et photographie, si caractéristique de l’esthétique constructiviste russe et allemande, envahit les couvertures de livres – roman et poésie –, dont le meilleur exemple est Abeceda (1926), typographié par Teige avec des photographies de Paspa.

Avec l’édition et la presse, la publicité – que l’on appelle alors réclame –, est le principal moteur de diffusion de la photographie d’avant-garde tchèque. En suivant le concept “la forme suit la fonction”, et en utilisant les techniques photographiques issues de la Nouvelle vision (photogramme et surim­­pression), Rössler, Funke, Sudek et Nemec réalisent des images publicitaires très sophistiquées.

Lyrique et imaginative
Après quelques années d’incertitude, le Surréalisme supplante définitivement le Poétisme, et des artistes vont chercher à rendre l’irrationnel, le merveilleux contenus dans la réalité. Sur les pas d’Atget, Funke photographie des vitrines de magasin – la série Le Temps persiste (1932) –, mais se déclare cependant l’auteur d’une nouvelle photographie qu’il appelle “Photogénisme”, ou théorie de la pho­to­graphie émotionnelle. À son tour, le peintre et écrivain Styrsky découvre, via le médium photographique, le glissement dans l’imaginaire que la réalité peut provoquer. Ses trois grandes séries réalisées à Prague et à Paris, L’Homme-grenouille (1934), L’Homme aux œillères (1934) et L’Après-midi à Paris (1935), font de lui le guide de la photographie surréaliste tchèque. Le photomontage et le collage photographique sont les moyens d’expression privilégiés des artistes du Groupe Surréaliste Tchèque, qui font de la femme un sujet obsessionnel et fantasmatique. Poésie, onirisme et érotisme dominent : Styrsky, Émilie vient à moi en rêve (1933) ; Vobecky, Marée descendante (1936). Sudek, dans une veine plus lyrique, participe lui aussi à cette poétique de l’objet, avec la série des fenêtres de son atelier et ses nombreuses natures mortes. Le Surréalisme, qui continue d’inspirer les photographes d’après-guerre, apparaît de façon originale dans le travail de Zykmund. Dans ses autoportraits, il préfigure même le Body Art : Autoportrait avec ampoule électrique (vers 1937). Avec Zykmund et, plus près de nous, Drahos et Saudek, la photographie tchèque continue de vivre, malgré le silence que lui imposera des années de démocratie populaire.

“BEAUTÉ MODERNE�? : LES AVANT-GARDES PHOTOGRAPHIQUES TCHÈQUES, 1918-1948, jusqu’au 13 septembre, Mission du patrimoine photographique, Hôtel de Sully, 62 rue Saint-Antoine, 75004 Paris, tél. 01 42 74 47 75, tlj sauf lundi 10h-18h30.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°63 du 19 juin 1998, avec le titre suivant : Poèmes d’images venus de l’Est

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