Photographie

Martin Parr, le trublion de Magnum

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 22 novembre 2022 - 1754 mots

PARIS

Le photographe compte parmi les membres les plus célèbres de l’agence Magnum. Pourtant, son incorporation provoqua de violentes oppositions, dont celle d’Henri Cartier-Bresson, avec lequel une exposition à Paris enterre la hache de guerre

Henri Cartier-Bresson aurait-il apprécié de voir ses photographies réalisées dans le nord de l’Angleterre, en 1962, dialoguer aujourd’hui avec celles de Martin Parr ? Pas certain si l’on se réfère à la colère que provoqua chez lui la visite de l’exposition Martin Parr au Centre national de la photographie, en 1995. Les mots qu’il employa au sujet du photographe anglais furent si violents qu’ils avaient saisi ceux qui l’accompagnaient, bien qu’ils fussent habitués aux colères de l’homme. Agnès Sire, qui était à ses côtés ce matin-là, avec l’éditeur Robert Delpire, le directeur des lieux, ne peut aujourd’hui en rapporter les termes exacts mais elle se rappelle cette phrase : « Je ne comprends pas qu’un type comme cela soit à Magnum ! » Le jugement abrupt émanait alors du cofondateur de l’agence et de l’un des maîtres incontestés de la photographie. Cartier-Bresson avait-t-il déjà manifesté ce type de colère envers un autre photographe de l’agence ? L’ancienne directrice artistique de Magnum, puis directrice pendant quinze ans de la Fondation HCB, l’ignore. Ce dont elle se souvient, c’est de l’envoi, après coup, du fax d’Henri Cartier-Bresson adressé en anglais à Martin Parr, dont le message, reproduit ici, est explicite : Cher Martin Parr, Étant [un] photographe impulsif, je regrette que ce soit seulement en me retrouvant dans la rue que j’aie mesuré combien excessive avait été ma réaction à votre travail, dont je ne connaissais quasiment rien. La seule chose essentielle que j’aie dite, lors de notre rencontre, « Nous appartenons à deux système solaires différents – et pourquoi pas ? Fidèlement. Henri Cartier-Bresson La réponse de Martin Parr ne fut pas moins directe : Cher Henri,Merci pour votre fax. Je reconnais qu’il y a un gouffre entre votre célébration de la vie et mon regard implicitement critique. Mon intuition me dit que c’est la problématique qu’il me faut traiter à travers la photographie. Ce que j’aimerais mettre en question avec vous est : « Pourquoi fusiller le messager ? » Sincèrement. Martin Parr Quelque temps plus tard, Martine Franck, membre de Magnum et soutien de Martin Parr, organisera un déjeuner pour que les deux hommes puissent échanger. De ce repas pris dans l’appartement parisien du couple, il est rapporté que Cartier-Bresson trouva son confrère britannique « sympathique », ce dernier se remémorant uniquement « l’ambiance agréable ». Pour autant, il ne modifia en rien le point de vue de Cartier-Bresson sur la photographie de Parr, mais ne mena pas non plus campagne contre lui au sein de l’agence.

La résistance de la vieille garde

Henri Cartier-Bresson a alors 87 ans. Depuis les années 1970, il se consacre au dessin et s’est retiré de Magnum. Il ne se promène néanmoins jamais sans son Leica et lorsqu’à un moment, il est question que l’agence accorde la diffusion de ses archives à une société extérieure, il se rend à Londres où la question doit être débattue par les photographes pour exprimer son opposition et menacer de démissionner. Martin Parr a quant à lui 43 ans. Il est membre de l’agence depuis un an. Il n’ignore pas que le style de son travail divise toujours autant. Quand il candidate en 1988 pour être nominé (première étape pour incorporer Magnum), les oppositions sont violentes. Le regard qu’il porte dans The Last Resort sur les familles aux revenus modestes prenant leurs vacances à New Brighton n’est pas du goût de tous. S’il reste dans la veine documentaire de ses débuts, les images, mélange de tendresse et d’humour, se sont toutefois faites plus piquantes et sont pour la première fois en couleurs. Ceux qui l’ont encouragé à tenter sa chance sont des photographes britanniques déjà membres de Magnum. Il s’agit de « David Hurn, Peter Marlow et Chris Steele-Perkins », se souvient Martin Parr. Pour eux, l’enjeu de sa candidature est double. Magnum a ouvert en 1986 un bureau à Londres, soit trente-neuf ans après ceux de New York et Paris. Il s’agit donc de l’asseoir entre ces deux bureaux légendaires, mais aussi pour les dernières jeunes recrues de Magnum de peser davantage vis-à-vis de la vieille garde qui ne jure que par le photojournalisme et le noir et blanc, en particulier lors du fameux meeting annuel des photographes, sacro-sainte réunion où ils font le point sur l’année écoulée et les décisions à prendre, et notamment concernant les postulants à Magnum. Incorporer la prestigieuse coopérative, fondée en 1947 par Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, George Rodger, William Vandiver et David Seymour, obéit de fait à un rituel précis. Discussions et votes se déroulent à huis clos et uniquement entre les photographes membres de l’agence. La procédure pour devenir membre au même titre qu’eux est de son côté jalonnée d’étapes ; elle dure en moyenne six ans. Et ce n’est qu’une fois devenu membre que le ou la photographe peut devenir actionnaire de l’agence et participer à son tour au vote des nouvelles recrues. Martin Parr n’est pas le seul dans les années 1980 à provoquer l’ire de certains. En 1981, la candidature d’Harry Gruyaert, à qui l’on reproche autant son approche de la couleur que le fait de ne pas être photojournaliste, connaît des oppositions violentes. Comme Martin Parr, le photographe a dû faire face à l’opposition de Philip Jones Griffiths, alors président de Magnum – il le resta jusqu’en 1985. « Mais elle ne fut pas aussi tenace et violente que celle que Parr a connue », confie Harry Gruyaert.

Élu membre à une voix

À chaque étape, Martin Parr a dû, en effet, se confronter à l’opposition farouche de Philip Jones Griffiths, mais aussi à celle de photographes comme Eve Arnold, inquiets de voir Magnum s’ouvrir à d’autres écritures que celle du photojournalisme. Le fax de Griffiths envoyé en juin 1994, à la veille du meeting au cours duquel doit être examinée l’incorporation de Martin Parr comme membre effectif, exprime toute son animosité : « Quand il a brigué le titre de membre associé, j’ai fait observer que l’accepter au sein de Magnum était bien plus que simplement introniser un photographe comme un autre : ce serait comme embrasser un ennemi juré dont l’ascension fulgurante au sein de Magnum est étroitement liée au climat moral du pouvoir thatchérien. Sa tendance à s’acharner sur les victimes de la violence du parti conservateur m’a poussé à qualifier ses images de “fascistes” […]. Après une campagne montée par ses partisans, il a été accepté comme membre associé. Le voici qui veut maintenant devenir membre effectif. Le vote sur ce point dira qui nous sommes et exprimera quel regard nous portons sur nous-mêmes. Son acceptation serait non pas une déclaration de diversité, mais l’abandon des valeurs qui ont fait le crédit de Magnum dans le monde actuel. N’allez pas hausser les épaules en voyant ceci comme une question de personne. Je tiens à dire que j’ai le plus grand respect pour lui en tant qu’ennemi déclaré de tout ce en quoi je crois et – je veux le croire – en quoi Magnum persiste à croire. » Pour devenir membre effectif, il faut obtenir deux tiers des votes. L’élection de Martin Parr se fera à une voix, celle donnée par Burt Glinn, alors président de Magnum. En retrait des affaires de l’agence, Henri Cartier-Bresson ne participe plus depuis longtemps à ces débats, ni au vote. « Quand on connaît le travail d’Henri, on comprend qu’il ne peut pas aimer l’esthétique de Parr, comme il n’aimait pas celle Warhol et du pop art. Henri n’était pas de ce monde-là », souligne Agnès Sire qui se souvient « l’avoir vu sangloter devant des autoportraits réalisés par Bonnard à la fin de sa vie, lors d’une exposition à la Tate à Londres, et de ses coups de canne rageurs contre les œuvres d’art contemporain exposées avant d’arriver aux peintures de Bonnard ». « L’ironie n’est pas son terrain d’approche, souligne Agnès Sire. Elle s’exprime et peut concerner autant un homme mangeant son sandwich qu’un groupe de banquiers sur les marches de la Bourse, mais elle n’est pas une constante comme chez Martin », comme on peut actuellement le vérifier dans une autre exposition du photographe au Centre culturel irlandais, à Paris. En 2003, l’exposition inaugurale de la Fondation HCB, intitulée « Les choix d’Henri Cartier-Bresson », était particulièrement éloquente en la matière. On y retrouvait notamment Lewis Hine, Jacob Riis, Walker Evans, Josef Koudelka, Sebastião Salgado et Sergio Larrain.

Un paria devenu président

Pour demeurer ce qu’elle est, une coopérative de photographes au prestige sans équivalent, Magnum ne l’a toutefois jamais ignoré : elle doit renouveler ses membres et ses regards. Si, jusque dans les années 1970, le « poids stylistique d’Henri Cartier-Bresson » a fait craindre à des photographes comme Erich Hartmann qu’il n’éloigne les candidats pour qui HCB n’était pas « un dieu », les années 1980-1990 ont marqué un premier pas vers la montée en puissance de toute une mouvance de photographes bien résolus à diversifier les écritures et l’approche du reportage ou du documentaire. Les années 2000 l’ont été encore davantage. L’élection en 2013 de Martin Parr à la présidence de Magnum Photos montre à quel point il est devenu une figure centrale au sein de l’agence. Il restera président jusqu’en 2017. Quant à savoir si lui-même s’est opposé à des candidatures, on n’obtiendra en réponse que son vote cette année en faveur de Cristina de Middel, nouvelle présidente de Magnum.

L’exposition de la réconciliation 

En 1986, l’exposition « The Last Resort » aux Rencontres de la photographie d’Arles, proposée par François Hébel, révélait en France le travail de Martin Parr. Trente ans plus tard, pour sa dernière exposition en tant que directeur de la Fondation HCB, Hébel signe « Henri Cartier-Bresson avec Martin Parr : réconciliation ». Née de la découverte à la Cinémathèque française d’un film de Douglas Hickox, tourné en 1962 pour la télévision britannique, elle révèle les photographies que Cartier-Bresson réalisa dans le nord de l’Angleterre pour ce documentaire. Le portrait amusé qu’il fait des Anglais au travail ou lors de leurs loisirs est rapproché des images de Last Resort de Martin Parr, ainsi que de celles de Black Country Stories, relatives à son retour sur ses propres traces vingt-quatre ans plus tard, mais l’humour de Cartier-Bresson n’obéit définitivement pas au même registre.

Christine Coste

 

« Henri Cartier-Bresson avec Martin Parr : réconciliation »,

jusqu’au 12 février 2023. Fondation Henri Cartier-Bresson, 79, rue des Archives, Paris-3e. Du mardi au dimanche de 11 h à 19 h. Tarifs : 10 et 6 €. Commissaire : François Hébel. www.henricartierbresson.org

« L’Irlande de Martin Parr »,
jusqu’au 8 janvier 2023. Centre culturel irlandais, 5, rue des Irlandais, Paris-5e. Tous les jours de 14 h à 18 h, le mercredi jusqu’à 20 h. Entrée libre. www.centreculturelirlandais.com
« Les Anglais/The English. Henri Cartier-Bresson/Martin Parr, »
Delpire & co, 216 p., 42 €.
« Magnum Photo. 75 ans, »
Atelier EXB, 104 p., 32 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°760 du 1 décembre 2022, avec le titre suivant : Martin Parr, le trublion de Magnum

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