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Lucky Luke s’installe à Angoulême

Par Éléonore Thery · Le Journal des Arts

Le 2 février 2016 - 1484 mots

Avec des originaux inédits, le Musée de la BD rend hommage à Morris. Un style épuré au service du récit à l’origine d’une légende.

ANGOULÊME - En 2014, deux compères s’introduisent dans les coffres d’une banque et aujourd’hui encore, se frottent les mains du butin récolté. Lucky Luke est bel et bien mêlé à l’affaire, mais ce n’est pas pour arrêter les protagonistes qui ne sont autres que Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, et Stéphane Beaujean, codirecteur artistique du festival d’Angoulême. La banque en question est située avenue Louise à Bruxelles et le trésor est constitué de la quasi-intégralité des planches et dessins originaux du cow-boy solitaire. L’ensemble a été conservé méthodiquement par Maurice de Bevere (1923-2001), dit Morris, qu’on disait à la fois très conscient de son talent et un brin paranoïaque. Ainsi ont été sélectionnés quelque 150 planches et dessins originaux pour une exposition consacrée au créateur de Lucky Luke au Musée de la BD à Angoulême. L’occasion est exceptionnelle : la plupart sont montrés pour la première fois, Morris, s’étant contenté de son vivant d’exposer des reproductions, au grand dam des visiteurs de son exposition à Angoulême en 1992.

Genèse d’un cow-boy solitaire
La célébration des 70 ans du personnage, dont les albums ont été vendus à plus de 300 millions d’exemplaires, est l’occasion de rendre grâce au talent de Morris, jusque-là fort peu mis en avant par rapport à Hergé ou même Franquin. L’exposition s’attache à montrer l’évolution de son trait et la révolution discrète qu’il a réalisée dans le neuvième art par le biais d’une série à laquelle il s’est presque exclusivement dédié durant plus de cinquante ans.

Les salles s’ouvrent sur la genèse de Lucky Luke : le héros naît sous la plume de Morris en 1945, alors que ce jeune homme de 22 ans, qui souhaite faire carrière dans le dessin animé, travaille dans une maison cinématographique belge. La fermeture de l’entreprise le pousse à se présenter au journal Spirou, auquel il propose les aventures d’un cow-boy et de son fidèle destrier. Les planches du tout premier album, Arizona 1880 montrent un personnage bien peu politiquement correct, calqué sur l’archétype même du cow-boy, Gary Cooper : il jure, roule des cigarettes et boit de l’alcool. Le graphisme, tout en rondeurs, et l’esthétique sont directement inspirés du dessin animé. Les cimaises suivantes montrent comment Morris revisite les codes du western et témoignent de l’évolution de son style sous l’influence de Jijé et des dessinateurs américains du magazine Mad, qu’il côtoie depuis son déménagement aux États-Unis en 1948. Au fil des planches, le visiteur voit se forger le style et le vocabulaire de Morris : le héros s’affine, l’architecture de la page se construit et surtout, la dimension parodique des planches s’affirme.

Le tandem avec Goscinny
En 1955, sa rencontre avec René Goscinny, maître du gag et son futur scénariste, met en place en place une machine bien rodée, qui fonctionnera durant plus de vingt ans à un rythme de deux à trois albums par an. « Goscinny se révèle le partenaire idéal, chacun sait quoi attendre de l’autre », explique Jean-Pierre Mercier. Cette rencontre achève de fixer la signature graphique de Morris, des dessins épurés, qui donneraient presque l’impression d’avoir été faits plus vite que leur ombre, si le mouvement du cow-boy sautant sur son cheval ou l’anatomie d’un Dalton ou d’un Phil Defer ne tombaient pas impeccablement juste. « Avec une économie de moyens et un vocabulaire qui est toujours le même, Morris se met au service de la mécanique du récit. Ce qui l’intéresse est comment faire marcher une histoire », explique Jean-Pierre Mercier. Dans ce système narratif, Morris joue sur les différences d’échelle et montre une maîtrise du rythme toute particulière, alternant cases dynamiques et scènes au point de vue fixe avec ses fameuses cases en plongée, comme celles des quatre Dalton trinquant au saloon ou de Calamity Jane entamant un bras de fer. L’exposition s’attarde encore sur la récurrence du double ou la symétrie, à la fois comme thème, (criant dans la figure de Mad Jim, de l’album Le sosie de Lucky Luke) ou comme principe narratif, lui valant de savantes compositions en rond, croix ou carré, des tirs croisés à la ronde défensive des caravanes.
Son apport à la bande dessinée est également démontré par son utilisation de la couleur qui, par nécessité puis par choix, s’étale en aplats contrastés, signant des scènes nocturnes exclusivement en bleu et ocre ou des incendies où le rouge embrase la page en entier. Est encore passée au crible la galerie de personnages qui suivent de près ou de loin Lucky Luke : la fidèle monture Jolly Jumper, l’imbécile Rantanplan ou les hargneux Dalton et bien d’autres, avec un œil amusé sur les caricatures, de James Coburn à Clint Eastwood. Une série de formidables petits jouets à actionner, faits de bois, fer ou plastique achève de convaincre le visiteur que derrière l’aspect ludique de ses créations, Morris a déployé une mécanique de génie pour mener une révolution discrète au sein du neuvième art, dont il sera par ailleurs l’un des premiers ardents défenseurs.

L’art de morris

Commissariat : Stéphane Beaujean et Jean-Pierre Mercier
Nombre d’œuvres : 150 dessins et planches originales

La Cité de la BD et le festival d’Angoulême réconciliés

Avant 2014, l’ambiance entre la Cité Internationale de la bande dessinée et de l’image et le festival d’Angoulême était celle de l’album de Lucky Luke, Les rivaux de Painful Gulch. Depuis le départ de son ancien directeur Gilles Ciment, la Cité a enterré la hache de guerre avec 9e ART qui gère le festival et commence à en voir les bénéfices. Ainsi, l’exposition « L’art de Morris » a été proposée par Stéphane Beaujean, codirecteur artistique du Festival international de la bande dessinée d’ Angoulême (FIBD), qui en est devenu le commissaire aux côtés de Jean-Pierre Mercier, qui officie, lui, à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (CIBDI). Le projet, inauguré en parallèle du festival, tout un symbole, est d’ailleurs organisé en coproduction entre les deux entités, de même que la prochaine exposition Will Eisner. La place de la Cité pourrait également être renforcée par l’arrivée début janvier de son nouveau directeur, Pierre Lungheretti. Cet ancien membre du cabinet de Frédéric Mitterrand, jusque-là directeur des Affaires culturelles de Poitou-Charentes, expose son projet : « Le premier enjeu est celui du rayonnement national et international, je souhaite redonner au musée une visibilité, en accroissant ses activités, notamment par le biais de coproductions avec d’autres institutions. Le deuxième axe est celui dÂ’accentuer la transmission de la culture de la BD auprès d’un public plus large. Enfin, il s’agit d’accompagner un secteur en mutation en développant notre fonction ressource ». L’accent sera également porté sur le renforcement des ressources propres, notamment par le biais du mécénat, actuellement au point mort. Le nouveau projet d’établissement doit être rendu au mois de juin.

Gaffes à gogo à Angoulême

Le palmarès du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême provoque bien souvent des remous, mais cette 43e édition atteint des sommets et est digne de Gaston Lagaffe. Tout commence début janvier, dès l’annonce de la sélection pour le Grand Prix, qui récompense un auteur pour l’ensemble de son œuvre : trente nommés, trente hommes. Immédiatement, le collectif des Créatrices de bande dessinée contre le sexisme appelle au boycott. Parmi les sélectionnés, Riad Sattouf, auteur de L’Arabe du futur (Allary), demande le premier à être retiré de la liste, suivi par plusieurs confrères. L’équipe du festival amende alors maladroitement la liste, puis change les modalités de vote. Claire Wending se hisse ainsi parmi les trois finalistes, mais annonce qu’elle refusera le prix. Finalement, en ouverture de l’événement, mercredi 27 janvier, la récompense va au dessinateur belge Hermann, prolifique créateur des séries Bernard Prince, Comanche, Jeremiah ou encore Les Tours de Bois-Maury. L’artiste ne manque pas de talent, mais à vaincre sans présence féminine, on triomphe sans gloire. En 43 ans, seules deux femmes, Florence Cestac et Claire Brétécher ont reçu le convoité Grand prix. Le samedi 30 janvier, était annoncée la suite du palmarès, non moins attendue, dont le prestigieux Fauve d’or, qui récompense un album de BD publié en français dans l’année. L’animateur de la soirée, Richard Gaitet promet « la cérémonie la plus courte de l’histoire du festival » avant d’égrener à toute allure les titres de Fiona Staples et Brian K. Vaughan pour la meilleure série, d’Arsène Schrauwen pour le Fauve d’or et bien d’autres. Ce Monsieur Loyal, porté par un humour bien à lui, venait pourtant d’annoncer un faux palmarès. La colère s’est vite emparée des faux récompensés, qui n’ayant pas été prévenus du canular de mauvais goût, se réjouissaient sans feindre. Le véritable Fauve d’or a été remis à l’album Ici de Richard McGuire publié chez Gallimard, clôturant un authentique festival de la gaffe.

L’art de Morris

Jusqu’au 18 septembre, Musée de la bande dessinée, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, 121 rue de Bordeaux, 16023 Angoulême, www.citebd.org, mardi-vendredi 10h-18h, samedi dimanche 14h-18h, entrée 7 €. Catalogue 312 p., 45 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°450 du 5 février 2016, avec le titre suivant : Lucky Luke s’installe à Angoulême

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