Art ancien - Collectionneurs

Louis-Antoine Prat : « Sans connaissances, on ne peut avoir l’œil »

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 20 décembre 2023 - 1064 mots

Cela fait cinquante ans qu’il collectionne, avec sa femme Véronique. À l’occasion de l’exposition qui s’ouvre à Orléans, celui qui a constitué l’un des plus prestigieux ensembles de dessins au monde raconte son « métier ».

Quelle est la genèse de votre collection ?

Ma femme Véronique et moi nous sommes mariés en 1968, après des études littéraires, et avons très vite décidé de suivre ensemble des cours sur le dessin à l’École du Louvre. En 1974, alors que nous terminions notre scolarité, j’ai reçu en héritage une villa sur la Promenade des Anglais à Nice, en partage avec ma tante qui voulait absolument la vendre. Mon épouse et moi avons décidé d’utiliser cet argent pour entamer une collection de dessins. L’année précédente, nous avions acheté notre première œuvre sur papier, sans avoir l’intention encore de collectionner : un portrait d’André Breton par Max Ernst. Ce dessin m’intéressait car Véronique est la petite-fille de Philippe Soupault, qui a écrit Les Champs magnétiques avec Breton.

Comment avez-vous délimité le champ de vos acquisitions ?

Dans un premier temps, nous avons choisi de nous limiter au dessin. Nous nous sommes intéressés aux trois écoles, nordique, italienne et française. Ensuite, nous avons décidé de vendre les dessins étrangers pour nous concentrer sur le dessin français. À une certaine époque, nous en possédions plus de 1 000, du XVIIe siècle au XXe siècle. Aujourd’hui, nous n’en avons plus que 240, mais ils sont plus intéressants ! Puis, nous nous sommes séparés des œuvres du XXe siècle le jour où nous avons eu l’occasion d’acheter un dessin de Poussin – L’Enlèvement de Proserpine. C’est une œuvre que nous pensions ne jamais pouvoir acquérir, et il était évident qu’il fallait saisir cette occasion ! Le collectionneur a besoin d’argent… ce sont des munitions indipensables. Parfois, il tire beaucoup, pour un objectif qui en vaut le prix. Puis, lorsque les munitions viennent à manquer, il lui faut savoir trouver des solutions et faire des sacrifices… J’ai la chance d’avoir une épouse qui a les mêmes intérêts que moi et, hormis une fois, nous avons toujours été d’accord quand nous désirions un dessin !

Certains sacrifices sont néanmoins douloureux ?

Oui, c’est un déchirement, mais il a fallu renoncer à des pièces que nous aimions car nous ne possédons pas une fortune infinie. Nous avons ainsi vendu notre première œuvre, le portrait de Breton par Max Ernst. Il arrive que nous revoyions tel dessin chez quelqu’un, et que nous nous disions qu’il était très beau… Mais nous savons aussi qu’il a contribué à financer quelques centimètres carrés d’un Watteau ou d’un Poussin !

Que faut-il pour constituer une collection ?

On dit toujours qu’il faut trois éléments : l’œil, l’argent et le temps. L’œil, c’est ce qui permet de reconnaître, faire des attributions. On ne peut pas l’avoir sans connaissances ! C’est pourquoi il me semble qu’il faut d’abord avoir fait des études spécifiques. Il est aussi essentiel de visiter les musées, lire des publications, savoir ce qu’on peut trouver de tel artiste… Grâce à mes études et à mon œil, il m’est ainsi arrivé d’être le seul à reconnaître un dessin, et donc de l’avoir à un prix extrêmement intéressant : je pense en particulier à une petite tête d’homme, passée en vente il y a une quinzaine d’années. Par la facture, l’énergie du dessin, j’ai reconnu qu’elle était de la main de David, et identifié à quel tableau elle se rattachait. J’ajouterai aussi une qualité essentielle pour collectionner : la capacité à prendre des risques, c’est-à-dire acheter des pièces dont on n’est pas sûr. On peut découvrir, vingt ans après, l’auteur d’un dessin, même si certains résistent à l’attribution.

Il faut, donc, de la patience…

En effet ! Il arrive qu’on attende des dizaines d’années pour acheter une pièce… J’en ai fait souvent l’expérience. Ainsi, pendant ma première année à l’École du Louvre, en 1971, je faisais un stage chez un expert travaillant pour l’un des plus grands commissaires-priseurs de l’époque. Un jour, pour une expertise, nous allons dans une maison splendide, à Neuilly, celle des David-Weill, qui faisaient alors plusieurs ventes. C’est là que j’ai vu un dessin de Gabriel de Saint-Aubin représentant l’intérieur du Colisée, à Paris, où se tenaient des fêtes, bals, concerts. Je l’ai retrouvé quelques années plus tard, à la galerie Paul Prouté, qui l’avait acheté au Crédit Municipal de Paris… chez « ma tante » ! J’en avais eu tellement envie, à une époque où je n’avais pas encore même l’idée de collectionner, que je le l’ai aussitôt acheté.

Comment votre « métier » de collectionneur a-t-il influencé votre activité scientifique au Musée du Louvre pendant 40 ans ?

J’ai eu la chance de faire la connaissance des personnes qui étaient en train de révolutionner le département des peintures au Louvre, Pierre Rosenberg et Jacques Foucart. Nous nous sommes liés d’amitié. Au début, je collectionnais sous leur houlette. Je leur montrais des dessins et voyais leurs réactions, ce qui m’intéressait beaucoup. Peu à peu, j’ai pu avancer seul. Ils m’ont alors conseillé de publier. J’ai commencé par des articles, puis j’ai écrit des ouvrages importants, en particulier, avec Pierre Rosenberg, les catalogues raisonnés de Watteau, Poussin et David. Enfin j’ai commencé à enseigner à l’École du Louvre, ce qui a aussi donné lieu à des ouvrages sur le dessin français des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.

Vous avez écrit une nouvelle où vous racontez le cauchemar d’un collectionneur : assister à la vente posthume de son trésor.

En effet ! Pour moi, cela serait comme un suicide. Ma femme et moi n’avons pas d’enfants. Nous avons déjà consenti des dons, au Musée du Louvre et au Musée d’Orsay, certains sous réserve d’usufruit. Ces musées m’ont confié des expositions très importantes : celles de Poussin avec Pierre Rosenberg, puis Ingres ou encore Chassériau, et m’ont permis de publier. Et en 2016, j’ai été élu président des Amis du Louvre… Le Louvre et Orsay, dont j’ai été compagnon de route toute ma vie, hériteront de nos dessins.

 

1944
Naît à Nice
1974
Achète ses premiers dessins
1976
Chargé de mission au Musée du Louvre
1988
Inventaire des œuvres graphiques de Théodore Chassériau
1994
Catalogue raisonné des dessins de Poussin et rétrospective « Nicolas Poussin » au Grand Palais
1995
Acquiert « L’Enlèvement de Proserpine »
2007
Donne des cours d’histoire du dessin à l’École du Louvre
2023
Expose sa collection au Musée des beaux-arts d’Orléans
À voir
« À la poursuite de la beauté, journal intime de la collection Prat »,
Musée des beaux-arts, 1, rue Fernand-Rabier, Orléans (45), www.orleans-metropole.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°771 du 1 janvier 2024, avec le titre suivant : Sans connaissances, on ne peut avoir l’œil

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque