Les manèges satiriques de Forain

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 11 mars 2011 - 1480 mots

Contemporain et comparse des impressionnistes, Jean-Louis Forain a mené tambour battant une carrière de peintre et de satiriste écrivant des pages fameuses de l’histoire de la presse illustrée, dont l’affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale.

Il faut remonter à 1996 pour trouver trace à Paris d’une exposition de l’œuvre contrastée de Jean-Louis Forain, né en 1852 à Reims et mort en 1931 à Paris. Il s’agissait de la présentation à la galerie Hopkins-Thomas d’un ensemble exceptionnel de cinquante-cinq pièces de jeunesse, acheté par la Dixon Gallery de Memphis dans le Tennessee (aujourd’hui partenaire de l’institution parisienne pour réaliser l’exposition). Ces aquarelles, dessins et huiles réalisés entre 1876 et 1900 avaient été acquis pour plus de deux millions de dollars. Par la suite, on n’avait plus vraiment entendu parler de Forain jusqu’à la vente, en 2008, de la collection de la créatrice Jeanne Lanvin qui possédait parmi ses Renoir, Degas, Boudin, Cassatt et Vuillard, deux magnifiques Forain : Le Théâtre (aquarelle rehaussée de 1882) et Le Carnet de bal (magnifique pastel de 1888 environ).
 
Côté institutions, depuis la Fondation de l’Hermitage à Lausanne en 1995, aucune exposition ne s’était penchée sur la double personnalité de Jean-Louis Forain, peintre et « croqueur » de la Comédie parisienne (le nom de l’un de ses albums publié en 1892 qui donne son nom à l’exposition). Sur les deux mille cinq cents illustrations réalisées pour la presse (lorsqu’on lui demandait où se déroulerait sa prochaine exposition, Forain répondait : « Dans les kiosques ! »), seule une petite partie sera présentée parmi les deux cents pièces (gravures, dessins, lithographies, peintures, aquarelles et pastels) de l’exposition.  

La plume pour gâchette
Ce n’est pas un hasard si Plantu préface le catalogue de l’exposition. Car ce peintre qui traversa l’impressionnisme et le post-impressionnisme commença à travailler pour la presse à la fin des années 1870 et ne s’arrêta qu’après la Première Guerre mondiale, lassé de l’urgence dans laquelle se pratique l’exercice. Et Forain, avec son économie graphique extrême et ses mots cinglants, fait encore aujourd’hui figure de modèle pour nombre de satiristes. Mais la référence révèle des travers notables comme celui d’être parfois (souvent ?) un peu trop sanguin. L’indignation n’avait aucune limite et conduisit Forain à croquer avec une véhémence empreinte de grossièreté certains de ses sujets. Son credo ? Dénoncer plutôt que juger. Et s’indigner, toujours, avec pour seule limite sa subjectivité, un garde-fou plutôt instable et peu fiable. 

Il n’hésita pas une seconde à s’éloigner temporairement de la rédaction du Figaro (trop molle à son goût et pas assez à droite) pour fonder avec Caran d’Ache en 1898 Psst...!, un journal clairement antisémite où il exprima ses convictions profondément antidreyfusardes et promilitaristes. Jusqu’en 1899, il ne fera jamais dans la dentelle, martelant d’un trait vengeur son patriotisme outré et sa haine du juif. L’homme s’apaisera après sa rencontre avec la foi en 1900 et sa conversion au catholicisme, encouragée par son grand ami Huysmans. 

Au début du XXe siècle, il se tourne alors vers des sujets religieux plus respectables sans toutefois se départir de son esprit frondeur avec lequel il renouera au moment de la Première Guerre mondiale.

La veuve et l’orphelin
Que reste-t-il aujourd’hui de ces coups de patte ? Une pertinence universelle et atemporelle qui frappe tout d’abord lorsqu’on feuillette ses chroniques de la vie judiciaire (un peu moins dans ses dessins d’actualité dont le contexte est souvent difficile à saisir). Forain ne raconte pas de procès particuliers mais croque les manigances et les effets de manche, l’arrogance des avocats qu’il brocarde en permanence, l’incompétence et la corruption des juges, le désarroi des parties civiles. L’artiste se range clairement du côté des opprimés et entend leur servir de porte-voix. Jamais il ne moquera leur triste figure, leur condition sordide, lui qui mettait un point d’honneur à rappeler qu’il venait du peuple.

En revanche, malheur à ceux qui affichaient une assurance déplacée ou de la bêtise : victimes ou accusés, tous en prenaient pour leur grade. La plume et le pinceau de Forain se sont révélés assassins. La force de ses scènes de prétoire, c’est qu’elles ne versaient jamais dans le grotesque et la déformation qu’affectionnait par exemple Daumier. 

Avec Forain, une économie de détails et une force synthétique font mouche. Si ses dessins laissaient une large place au blanc de la page, ses peintures étaient quant à elles saturées de brun et de noir, comme salies et lourdes. Leur ton glauque servait au ressenti d’une ambiance viciée par les luttes d’influence. Forain vouait une haine féroce aux systèmes de pouvoir. Il se voulait anarchiste au service des petites gens et vivait avec intensité son intransigeance.

Entre ombre et lumière 
Ce portrait d’un exalté tranche avec les premières années et l’ascension remarquable de ce jeune homme de province né à Reims et monté à Paris. Viré des ateliers de Gérôme et Carpeaux, Forain apprit davantage qu’aux Beaux-Arts en fréquentant les banquettes enfumées du café Guerbois et de la Nouvelle Athènes alors fiefs d’Édouard Manet et d’Edgar Degas. Forain, tout juste la vingtaine, fréquente déjà l’élite artistique, suit avec intensité les joutes verbales, intègre les principes impressionnistes, l’art du pastel et l’aisance de l’aquarelle. En bon provincial, la vie et les mœurs parisiennes le fascinent. Le Paris interlope, encanaillé, gangrené par la corruption et les luttes de pouvoir l’obsède. 

Pendant que Degas décline inlassablement le corps des petits rats, Forain saisit une réalité plus sordide. Pour vivre, les petites ballerines ont souvent recours à la prostitution. Des scènes où de gros bourgeois à l’opulence sans grâce sont entourés de jeunes femmes graciles, lasses et finalement vénales, abondent dans l’œuvre premier de Forain. Dans Le Foyer de l’Opéra, on compte dans les coulisses autant d’hommes « convenables » que de tutus. Dans la Comédie parisienne, les femmes sont souvent décrites avec acidité laissant transparaître la misogynie de Forain (sur les traces du maître Degas pas plus indulgent envers la gent féminine). Couple en conversation, un pastel sur carton, assoit une cocotte fascinée par son propre reflet à côté de son compagnon du jour plongé dans le menu, une scène au silence éloquent ! C’est peu dire que Forain maniait aussi bien le verbe de ses légendes que ses crayons étaient lucides. 

Le tout-Paris à ses pieds
Les impressionnistes l’adoubent donc très vite et l’invitent à quatre reprises à exposer à leurs côtés dès 1879, alors que Forain n’a que vingt-sept ans. En 1886, pour sa dernière prestation avec Degas et Mary Cassatt, entre autres, il expose Femme à l’éventail [voir p. 74], un pastel mousseux, une parfaite synthèse impressionniste. La scène est élégante, dans une mise en scène aux accents japonisants : une femme en robe du soir hume un bouquet dans une atmosphère intimiste bien différente d’une autre œuvre célèbre, Le Client encore intitulée Maison close où des cocottes replètes s’exhibent sans vergogne devant un homme chapeauté d’un haut-de-forme. L’aquarelle de taille modeste vibre de touches vives et exhale cette énergie dense qui fait l’originalité de Forain. Sa touche perspicace est prête à faire des ravages. 

Il séduit bientôt le tout-Paris avec ses chroniques parisiennes typées, ses analyses véhémentes de la bassesse humaine. Forain pilonne les bourgeois qu’il exècre entre deux scènes plus douces. Le Buffet de 1884, qui lui vaut des éloges au Salon officiel de 1884, égratigne copieusement l’opulence bourgeoise. Déplorant l’austère condition des petits salaires, savamment publiés à la une, Forain sait pourtant cultiver les mondanités auprès de l’élite culturelle et faire fortune. Un paradoxe qui ne durera pas longtemps. Il met sa plume au service des opprimés et de sa chère patrie à partir de 1893 : Le Figaro, L’Écho de Paris, Le Gaulois, L’Assiette au beurre recueillent ses diatribes visuelles et verbales dont se régalent Cézanne et Degas. 

Une véritable « fresque » historique à laquelle rend hommage le musée parisien en treize sections documentant avec précision la prolixité de Forain, des scènes d’opéra aux mœurs de la vie parisienne, des décors du café Riche aux polémiques, de sa quête spirituelle aux années de guerre, jusqu’aux nus et portraits, genres dans lesquels il révèle une étonnante volupté et douceur. L’exposition pousse même jusqu’aux années 1920 qui enchantèrent le septuagénaire, fasciné par les scènes de cabaret. Et le parcours de se conclure sur les témoignages d’artistes – de Van Dongen à Hopper jusqu’à Picasso – inspirés par cette étrange personnalité. Encore aujourd’hui, son sens de l’engagement ne laisse personne indifférent.

Biographie

1852 Naissance à Reims.

1967 Jean-Louis Forain copie les maîtres au Louvre. Il découvre Rembrandt et Goya.

1868-1869 Intègre l’atelier de Gérôme, puis assiste Carpeaux. Chassé par sa famille, il fréquente la bohême de la Nouvelle Athènes.

1870-1871 Étudie la caricature auprès d’André Gill.

1879 Invité par Degas, expose avec les impressionnistes.

1889 Fonde le journal satirique Le Fifre.

1898 Lance Pstt… !, journal anti-dreyfusard avec Caran d’Ache, Degas et Barrès.

1915 Rejoint les lignes françaises.

1931 Décède à Paris.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Jean-Louis Forain. La Comédie parisienne ». Jusqu’au 5 juin 2011. Petit Palais, Paris VIIIe. Tous les jours sauf lundi, de 10 h à 18 h. Jeudi jusqu’à 20 h. Fermé les jours fériés. Tarifs : de 5 à 10 euros. www.petitpalais.paris.fr

De la caricature. Forain excella dans l’art de la caricature, genre apprécié à l’heure actuelle. Au musée d’Art et d’Histoire Louis Senlecq de L’Isle-Adam, « Pour Rire ! Daumier, Gavarni, Rops. L’invention de la silhouette » (à partir du 10 avril) présente un panorama satirique du siècle de la modernité, à travers peintures, dessins et lithographies. À Paris, la bibliothèque Forney consacre, quant à elle, une première rétrospective à l’artiste Jossot (1866-1951), caricaturiste au graphisme étonnement moderne et à l’humour décapant, connu pour ses affiches colorées (jusqu’au 18 juin).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°634 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Les manèges satiriques de Forain

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