Belgique - Art moderne

6 clés pour comprendre

Le troublant James Ensor

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 23 janvier 2024 - 991 mots

A Ostende, sa ville natale, et à Bruxelles, plusieurs expositions rendent hommage au grand artiste flamand, 75 ans après sa mort. Plongée dans une œuvre singulière et parfois grinçante.

James Ensor (1860-1949), Pierrot et squelettes, 1905, oeuvre présentée à l'exposition « James Ensor : Maestro » © KBC Bank NV, Brussel
James Ensor (1860-1949), Pierrot et squelettes, 1905, œuvre présentée à Bozar dans l'exposition « James Ensor : Maestro ».
© KBC Bank NV, Brussel
De sensuels portraits de fleurs

Aujourd’hui mondialement connu pour ses tableaux de masques grimaçants, James Ensor (1860-1949) était surtout, à ses débuts, plébiscité pour ses natures mortes. Il en a d’ailleurs tellement peint que ce genre représente un quart de sa production et couvre l’intégralité de sa longue carrière ; des tableaux relativement sages de ses jeunes années aux œuvres de maturité, sulfureuses et riches en sous-entendus sexuels. Ses premiers tableaux se coulent logiquement dans une tradition solidement ancrée dans les anciens Pays-Bas : les portraits de fleurs. Il reprend à son compte ce genre éminemment décoratif et recherché par une large clientèle bourgeoise de la fin du XIXe siècle, qui accède au marché de l’art. S’il excelle très tôt dans la représentation des bouquets de fleurs d’inspiration impressionniste, il subvertit toutefois subtilement cette imagerie avec un traitement charnel et hypnotique. Derrière leur apparente banalité, ses roses se révèlent ainsi d’une sensualité suggestive.

Les couleurs nacrées d’Ostende

La trajectoire d’Ensor est tout aussi atypique que sa manière. Contrairement à la majorité de ses confrères, le peintre a, en effet, fui les capitales, et dès qu’il a eu terminé sa formation à l’Académie, il a regagné sa ville natale, Ostende. Cette « reine des mers capricieuses, des sables doux et des cieux chargés d’or et d’opale » est d’ailleurs omniprésente dans son œuvre. Et il a eu à cœur d’entretenir cette image de peintre du littoral, en multipliant les œuvres mettant en scène des poissons et des coquillages. Ce motif avec sa palette nacrée et sa forme d’un érotisme indéniable lui permet de surfer sur le goût de son temps pour les œuvres osées, tout en faisant la démonstration de ses grands talents de coloriste. Il pousse cette dimension sensuelle à son paroxysme dans La Raie, qui fut carrément considérée par ses contemporains comme obscène. Preuve de sa puissance, ce tableau très étrange par sa composition suscite encore aujourd’hui autant de fascination que de malaise.

Une esthétique du bric-à-brac

Pour comprendre l’univers d’Ensor, il faut visiter la maison dans laquelle il a vécu toute sa vie, à proximité de la plage d’Ostende. Cette demeure, située au-dessus de la boutique de souvenirs tenue par sa mère, a en effet des airs de capharnaüm. Curiosités en tous genres, masques de carnaval, coquillages ainsi qu’une foule d’objets chinois et japonais, mêlés à des lourdes étoffes créent ainsi un décor surchargé. Cette esthétique du trop-plein et du télescopage, dans laquelle il a grandi, a inévitablement forgé son goût pour le bric-à-brac qui irrigue tant de ses natures mortes. Cette obsession pour les objets et les carambolages visuels se retrouve en effet dans nombre de ses tableaux, qui dégagent à la fois une sensation de cocon chaleureux et d’oppression. L’artiste multiplie ce type de compositions car elles lui servent de solide entraînement pour parfaire sa manière, lorsqu’il passe d’une touche épaisse à une matière plus légère et lumineuse et un traitement plus détaillé.

James Ensor (1860-1949), Coquillages, 1936, huile sur toile, 51 x 60 cm, Musée des beaux-arts, La Boverie. © Gérald Micheels
James Ensor (1860-1949), Coquillages, 1936, huile sur toile, 51 x 60 cm, Musée des beaux-arts, La Boverie.
© Gérald Micheels
L’audacieux héritier de Rubens

Difficile pour un spectateur d’aujourd’hui de comprendre la portée symbolique de ce tableau. Sous des dehors aimables et inoffensifs se cache en effet une revendication d’une audace inouïe, puisque le champêtre accessoire dont il se coiffe est une allusion explicite pour ses contemporains aux autoportraits de Rubens. Par cette mise en scène, Ensor se proclame donc tout simplement comme l’héritier du plus célèbres des génies flamands. Rien de surprenant à ce qu’Ensor adopte l’autoportrait comme manifeste artistique, car c’est un genre qu’il a abondamment pratiqué tout au long de sa vie, tant pour passer des messages que pour son potentiel plus intime et introspectif. Il s’est ainsi à plusieurs reprises représenté en squelette. L’utilisation de ce motif est autant une citation de ses tableaux emblématiques immortalisant des crânes, qu’une sorte de memento mori. Une manière de relativiser son désir ardent de reconnaissance et de notoriété ; deux quêtes qui s’apparentent à de la vanité.

Un artiste à fleur de peau

L’image d’un marginal, vivant en ermite sur la côte, loin des élites et de la vie intellectuelle, relève en partie du mythe. Une légende tourmentée qu’Ensor a lui-même alimentée. Toutefois, il est indéniable que le peintre se tenait un peu en retrait, notamment parce qu’il avait été blessé par l’accueil cinglant de certains critiques. Une fameuse brouille avec son collègue Fernand Khnopff a d’ailleurs entériné cette image d’artiste susceptible et à fleur de peau. Les deux peintres, qui participent aux mêmes cercles d’avant-garde – Les XX et la Libre Esthétique – exposent chacun un tableau sur le thème de la musique. Si l’atmosphère est relativement proche, le traitement et la composition sont en revanche très différents. Le tableau de Khnopff fait un tabac alors que celui d’Ensor est nettement moins remarqué. Mauvais perdant, il accuse son ami d’avoir plagié son travail et n’aura ensuite de cesse de médire sur son ancien camarade de classe. Cette péripétie façonnera durablement sa réputation d’écorché vif.

De macabres scènes de carnaval

L’oeuvre d’Ensor est aujourd’hui indissociable du thème du masque. Il faut dire que l’artiste a été l’un des premiers à traiter avec une telle constance le sujet du travestissement et, surtout, à lui conférer une dimension grotesque. Ses masques et ses déguisements sont d’ailleurs reconnaissables entre mille, car ils possèdent un caractère singulier mêlant à la fois l’ironie, le fantastique, le macabre et une certaine grossièreté. Ses œuvres les plus abouties ont d’ailleurs gardé intact leur caractère provocant car elles génèrent toujours une irrépressible sensation de gêne et d’inquiétude chez le spectateur. Ces tableaux analysés très tôt comme une satire du mensonge et de l’hypocrisie de la société ont d’ailleurs considérablement inspiré les artistes des générations suivantes. Notamment les expressionnistes, qui ont également été influencés par sa palette incandescente et sa touche d’une extrême liberté. Ses œuvres les plus hardies flirtent en effet parfois avec l’abstraction gestuelle.

À voir
« Rose, Rose, Rose à mes yeux. James Ensor et la nature morte en Belgique de 1830 à 1930 »
Mu.zee, Romestraat 11, Ostende (Belgique), jusqu’au 14 avril.
« Autoportraits »
Maison de James Ensor, Vlaanderenstraat 29, Ostende (Belgique), du 21 mars au 16 juin.
« James Ensor : Inspired by Brussels »
KBR, Mont des arts 28, Bruxelles (Belgique), du 22 février au 2 juin.
« James Ensor. Maestro »,
Bozar, rue Ravenstein 23, Bruxelles (Belgique), du 29 février au 23 juin 2024.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°772 du 1 février 2024, avec le titre suivant : Le troublant James Ensor

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