Art contemporain

Le Pinocchio de Jim Dine

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 17 mars 2021 - 845 mots

Dans le sillage de nombre de ses contemporains, l’artiste américain s’est intéressé à ce personnage de la littérature enfantine créé par Carlo Collodi. Le Musée de Caen expose un ensemble de 44 lithographies signées Dine.

Caen (Calvados). La jeune génération, même nourrie de Batman, de mangas et autres avatars, n’est pas sans connaître le personnage de Pinocchio et son « père » Geppetto. Pas moins que les héros virtuels, ce pantin de bois, qui, à la suite de nombreuses aventures, devient un véritable petit garçon, est un spécialiste de la métamorphose. Pourtant le livre, écrit par l’Italien Carlo Collodi et publié en 1883 sous le titre Aventures de Pinocchio, est tombé dans un relatif oubli. C’est le film réalisé par Walt Disney en 1940, une version plutôt aseptisée du conte, qui reste en mémoire. Mentionnons également les adaptations cinématographiques de Luigi Comencini (1972) ou de Roberto Benigni (2002).

Dans l’œuvre de Jim Dine, Pinocchio devient un thème récurrent, décliné en dessin, en peinture et même en sculpture – une version géante en bronze fut réalisée pour la ville suédoise de Boras. Le Musée des beaux-arts de Caen présente l’ensemble des gravures évoquant l’histoire de cette marionnette, soit une série qui compte 44 lithographies, réunies symboliquement dans un coffret de bois brut.

Désobéissance et transgression

Le spectateur pourra ressentir une certaine frustration devant un choix qui se limite ici à la gravure. En effet, la minceur du support réduit fortement l’impact visuel de ce pantin mal dégrossi. Mais l’ensemble chronologique a le mérite de rappeler la forme initiale du récit, un feuilleton écrit en 1881-1882 pour le supplément d’un journal populaire, La Fanfulla. Les titres des chapitres, imprimés en différentes polices et tailles de caractère, se glissent parmi les figures représentées et contribuent à l’aspect dynamique de chaque scène. Les différents épisodes de ce parcours initiatique partagent le même principe : chaque promesse par Pinocchio d’une conduite exemplaire, avec pour horizon sa présence à l’école, est contrariée par sa paresse ou des tentations (jeux, menus larcins) auxquelles il ne résiste pas et qui finissent par lui jouer un mauvais tour. Il est fort probable que, pour Collodi, ce récit avait une ambition morale, voire moralisatrice, dans une Italie qui compte alors 78 % d’analphabètes. Ce souci didactique est symbolisé par le grillon qui, exaspéré, essaye sans cesse de remettre Pinocchio dans le droit chemin, face à des mésaventures de plus en plus cruelles.

Dine, lui, est séduit par la désobéissance, la faillibilité, bref par l’aspect transgressif d’un enfant rejetant toute autorité. Mais, avant tout, c’est la métamorphose du personnage qui fascine l’artiste américain. « Grâce à Carlo Collodi, le vrai créateur de Pinocchio, j’ai pu vivre pendant de nombreuses années à travers le garçon de bois… Sa puissance métaphorique a nourri mes œuvres… L’idée d’un morceau de bois qui parle et qui devient un petit garçon est une métaphore de l’art, c’est l’ultime transformation alchimique », déclare Jim Dine lors de l’exposition de ses dessins à The New York Public Library en 2006. Métamorphose à travers laquelle le corps, partant d’un matériau inanimé, le bois, passant par l’animal – Pinocchio se transforme en âne – devient humain. Dans cette version contemporaine du Pygmalion, Dine trouve une parfaite allégorie du fantasme artistique originel. Toutefois, selon la mythologie, Galatée, rendue vivante par Aphrodite, est une représentation parfaite du corps féminin sculpté dans l’ivoire. Dans le cas de Pinocchio, non seulement la matière n’est pas noble : « un morceau pris dans un vulgaire tas de petits bois », mais son créateur n’est pas un artiste, plutôt un menuisier. Le résultat de ce « bricolage », ce processus de travail répandu dans le domaine esthétique à l’ère de la modernité, n’a rien d’une beauté idéalisée. En réalité, Geppetto, dans une visée prosaïque, celle de gagner un peu d’argent pour survivre, cherche simplement à fabriquer un pantin qu’il pourra présenter dans les foires et « qui saurait danser, manier l’épée et faire le saut périlleux ».

Le « syndrome Pinocchio »

Mais, si le corps de Pinocchio échappe aux proportions classiques, c’est surtout à cause de son nez qui, depuis sa naissance, prend des proportions monstrueuses. Cette déformation annonce déjà une particularité : le nez s’allonge chaque fois que la marionnette ment. Or le mensonge, condamné par la société et baptisé illusion, est, on le sait, le composant indispensable de l’art.

Dine n’est pas seul artiste à être attiré par cet être mi-pantin, mi-humain. On pourrait reprendre l’expression de Thierry Dufrêne, le « syndrome Pinocchio ». « C’est d’abord une question de statistiques : parmi les figures de l’art populaire réactivées par les artistes, Pinocchio se classe aux premiers rangs. Annette Messager, Maurizio Cattelan, Gino De Dominicis, Antonio Saura… L’art contemporain voit dans Pinocchio du bois brut, un grossier appendice nasal, une tête à oreilles d’âne, une queue, des pieds qui prennent feu »,écrit l’auteur d’Oltre-scultura : le syndrome de Pinocchio dans l’art contemporain (1). Ajoutons à cette liste le Nez inquiétant d’Alberto Giacometti ou les images scabreuses d’une performance de Paul McCarthy, et on obtiendra un conte pour les enfants mais interdit aux moins de 18 ans.

(1) À paraître aux éditions Museo Pasqualino, Palerme, 2021.

Jim Dine, Pinocchio,
jusqu’au 5 septembre, Musée des beaux-arts, cabinet d’art graphique, Le Château, 14000 Caen.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°563 du 19 mars 2021, avec le titre suivant : Le Pinocchio de Jim Dine

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