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Le jour où... Hodler a peint Le portrait de valentine

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 24 septembre 2015 - 570 mots

Ce matin, 25 janvier, jour de froid sec et de lumière cristalline, Valentine est morte, emportant avec elle un pan entier de ma peinture, telle une avalanche.

Je l’ai peinte une dernière fois, la dernière d’une longue série de dix-huit tableaux et de plus de cent vingt dessins que j’ai conçus, presque chaque jour, depuis que les médecins ont diagnostiqué ce cancer sans lui laisser le moindre espoir de rémission. Valentine, ce fut ma compagne, la mère de ma petite Paulette, le modèle si gracieux d’un tableau que j’avais, pour rendre hommage à sa beauté, intitulé La Splendeur des lignes. Et la voici, gisant devant moi dans cette pose hélas si familière, qui me rappelle tous ces morts de mon enfance, parents, frères et sœurs, eux aussi emportés par la maladie. Dans ma famille, on mourrait tout le temps. J’ai fini par avoir l’impression qu’il y avait toujours un mort dans la maison et qu’il devait en être ainsi. On dit de moi que ce n’est pas le sentiment qui me guide, sous prétexte que Valentine et moi ne vivions plus ensemble, et que je me servirais de son pauvre corps chaque jour plus décharné à des fins strictement picturales ! Faut-il ne rien comprendre à la peinture pour affirmer de telles inepties. Ceux qui disent cela pensent-ils sérieusement que la peinture et la vie sont comme deux activités séparées et, plus encore, que la mort n’est pas ce qui travaille tout homme qui tente, avec ses misérables moyens, de saisir quelque chose du temps qui érode les êtres et le monde ?

Dans cet ultime tableau, j’ai peint Valentine comme j’avais peint Augustine, la mère de mon fils Hector, sur son lit de mort, il y a six ans, à la manière du Christ de Holbein. C’est si dur de saisir cet être qui s’échappe dans l’au-delà qu’il me faut tout le secours de l’art du passé pour tenter d’arrêter un peu cette vertigineuse course vers la mort. Avec Holbein, je ne suis pas seul dans cette lutte inégale. Il m’aide à retrouver l’humanité dans ce qui n’est déjà plus tout à fait l’humain, comme Dürer, l’un de mes fidèles compagnons de travail, me prête quelques-uns de ses moyens dans ma quête du réalisme qu’exige un tel sujet. Chaque jour ou presque, je suis venu au chevet de celle qui se savait mourante, avec mon portillon de Dürer pour seul viatique : ce cadre en bois muni d’une vitre quadrillée et d’un œilleton qui m’ont permis de rêver brièvement que la mort était saisissable par les lois de la perspective. Mais si la perspective demeure, invariable, que dire du corps chaque jour plus maigre, du nez pincé, de la mâchoire tétanisée, des yeux sombrant au fond de leurs orbites ?

Cet après-midi, dans la chambre funéraire où repose Valentine, j’ai retourné mon chevalet de l’autre côté, vers la fenêtre, après avoir mis la dernière main à cet ultime portrait. Et j’ai commencé à peindre ce que je voyais, que je connais si bien pour l’avoir tellement peint : le lac Léman et les cimes enneigées. Mais là où d’ordinaire, c’est une vision minérale, dure, qui émane de mes pinceaux, une nouvelle manière de faire – couleurs plus fondues, formes plus abstraites – s’est imposée à moi. Comme si, après avoir peint Valentine telle une montagne pétrifiée, il me fallait travailler de manière plus dubitative, pour retrouver le vivant au cœur même de la pierre.

« L’infini du geste. Ferdinand Hodler dans la collection Rudolf Schindler », jusqu’au 4 novembre 2015. Musée Jenisch, avenue de la gare 2, Vevey (Suisse). museejenisch.ch

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°683 du 1 octobre 2015, avec le titre suivant : Le jour où... Hodler a peint Le portrait de valentine

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