Art moderne

Le jour, Ferdinand Hodler

Par Ingrid Dubach-Lemainque, correspondante en Suisse · L'ŒIL

Le 26 mars 2024 - 1271 mots

Cette toile récompensée à l’Exposition universelle de 1900 marque un succès pour le peintre suisse, qui y met en œuvre sa théorie sur la forme et sur la couleur.

Célébré à sa disparition comme « le premier grand peintre que la Suisse ait jamais connu », pour reprendre les termes du Belge Henry Van de Velde, Hodler (1853-1918) est le créateur d’une œuvre puissante et moderne dont l’expression oscille entre réalisme, symbolisme et expressionnisme. Ses portraits, autoportraits et tableaux de paysages (notamment ses fameuses vues de montagnes ou du lac Léman) mais aussi ses monumentales scènes historiques ont marqué de leur empreinte la peinture suisse du XXe siècle. Dans son exposition « À propos de Hodler. Regards actuels sur une icône », le Kunsthaus de Zurich se penche sur l’héritage du peintre auprès de la scène artistique contemporaine.« Dans son magnifique Jour, qui est déterminé par le rythme des cinq femmes ordonnées dans l’ovale, la sensation augmente avec la ligne et diminue avec elle […] Ainsi sont ordonnées les déceptions, les lassitudes de la vie » : en 1914, l’écrivain allemand Emil Ludwig (1881-1948) décrivait par ces mots ce tableau de Ferdinand Hodler devenu l’un de ses plus emblématiques. À l’Exposition universelle de Paris, en 1900, où cette toile de grand format (1,63 x 3,68 mètres) était exposée, face à son pendant, La Nuit, le peintre genevois obtient la médaille d’or et la reconnaissance de ses pairs – Gustave Moreau, Puvis de Chavannes ou Degas. En quelques mois, Hodler, ­passant du statut de peintre à la renommée locale à celui d’artiste d’avant-garde, entame un parcours international qui le mènera à rejoindre les Sécessions de Vienne et de Berlin. Près d’une décennie sépare les deux œuvres aujourd’hui conservées au Kunstmuseum de Berne et que tout semble opposer : d’un côté, les affres angoissantes de La Nuit (1889-1890) hantée par le spectre de la mort, dont la première exposition au Musée Rath à Genève, en 1891, avait provoqué un scandale (par sa représentation crue des corps nus, son grand format et sa manière réaliste de représenter des idées abstraites). De l’autre, une scène de danse rituelle baignée dans une atmosphère apaisée et colorée, que l’artiste nomma Le Jour (1899). Sept années et des centaines d’esquisses préparatoires seront nécessaires à la réalisation du tableau, que l’artiste répliquera plusieurs fois. L’ensemble constitue un diptyque qui entre en résonance avec la biographie de Hodler : après un sombre début de carrière marqué par les difficultés et le découragement, cette œuvre célèbre un tournant, le début d’une époque pleine de succès, symbolisé par cette ode à la lumière et à l’optimisme.

rythmes géométriques

Le peintre suisse est aussi un théoricien. Refusant d’être étiqueté symboliste, Hodler expose sa théorie du « parallélisme » lors d’une conférence intitulée « La mission de l’artiste » qu’il prononce en 1897. Derrière ce terme, il entend « toutes sortes de répétitions de formes, associées à des répétitions de couleurs ». Ses observations de la nature et de l’être humain l’ont amené à considérer que les arbres qui bordent un chemin, les nuages ou les montagnes qui se reflètent dans un lac mais aussi les groupes de personnes sont organisés en motifs parallèles. Il cherche alors à mettre systématiquement en relief dans sa peinture cet ordre qu’il a décelé dans la nature, et ce au moyen de divers principes de composition, tels que la symétrie, le reflet et la répétition – dans le but de créer une « nature agrandie, simplifiée, dégagée de tous les détails insignifiants ». Ses paysages comme ses tableaux de figures ou ses portraits sont subordonnés à ces principes d’horizontalité, de verticalité et de symétrie. Le parallélisme est ici non seulement lisible dans la composition générale du tableau, dans le travail des coiffures, teintes de cheveux et même poses des cinq figures, mais aussi dans le traitement des nuages.

corps vigoureux

À la manière d’un sculpteur, Hodler façonne ses figures avec la lumière, la couleur, au moyen de formes bien découpées et de gestuelles simples. C’est cette économie de moyens qui lui permet de donner vie à des figures fortes et vigoureuses, dont certaines comme celle du Bûcheron (1910) sont devenues des icônes. Le travail est d’autant plus approfondi en matière de nu féminin où il s’applique au rendu précis des musculatures et des silhouettes. Son compatriote et contemporain, le peintre Félix Vallotton note à ce propos : « Quand il s’attaque au nu, Hodler poursuit une analyse le long du corps aussi soutenue que s’il fouillait un regard ou le pli d’une bouche, le portrait continue. Sa vision n’a rien à voir avec celle de Fragonard, les femmes qu’il mit au jour n’inciteront pas le désir ; on les regarde avec quelque terreur ; elles s’apparentent aux planches anatomiques […] Un beau muscle bien accroché qui tombe sur son ossature et dont on peut estimer la détente est un thème favori ; il est le chantre de la force, et un peu du coup de poing ; ses tableaux ne sont pas faits pour plaire mais pour atteindre, il les décoche comme la pierre d’une catapulte. »

berthe, un modèle

Dès 1892, Hodler avait commencé à poser sur papier des esquisses qu’il accompagnait de la mention « Le jour ». Il annota dans son carnet de dessins en 1898 une esquisse de la manière suivante : « Dans la lumière du jour, on voit la beauté des femmes, la beauté des roses, alors que la nuit perturbe tout ». Pour la figure centrale, il choisit de portraiturer sa femme Berthe qui sert de modèle à de nombreuses reprises dans ses toiles, au même titre que ses maîtresses successives, Augustine Dupin puis Valentine Godé-Darel, parfois même de manière concomitante. Cette muse-épouse, représentée le regard calme et baissé, les traits du visage détendus et les bras ouverts dans un geste ample, Hodler en fait l’incarnation de l’harmonie et de la sérénité. Pour le peintre, le parallélisme n’est pas qu’une doctrine formelle, elle s’applique aussi au domaine des émotions qui se reflètent chez l’être humain à travers ses traits, aux gestes et aux postures du corps.

harmonie de couleurs

Dans cette peinture allégorique, les cinq figures féminines incarnent les phases du lever du soleil : la luminosité va croissant, les corps se redressent de plus en plus et leurs membres, bras jambes se déploient. La position des figures sur la surface du tableau, tout comme la ligne de fuite de l’horizon et les bandes de nuages reflètent ce processus qui atteint son acmé dans la figure centrale. Pour Hodler, la forme prime sur la couleur mais les deux éléments possèdent des qualités émotionnelles. « La couleur des choses change en fonction de la couleur de l’éclairage ; les variations sont très différentes en cas de ciel gris ou de ciel bleu [...] Le charme des couleurs réside avant tout dans leurs accords, dans la répétition de la nuance d’une même couleur. Les douces harmonies pénètrent plus profondément en nous, elles semblent vraiment être les accords préférés de l’esprit », écrit-il en 1897. Pour donner naissance à cette harmonie, le peintre a ici usé de la répétition de quelques nuances colorées – le bleu du ciel qui répond au bleu des draps et du tapis de fleurs ; la couleur des chairs qui est aussi celle de la terre et le blanc cassé avec lequel il sculpte les corps fait écho à la couleur des nuages.

 

1853
Naît à Berne dans un milieu modeste
1865
Orphelin, il doit travailler pour nourrir la famille
1872
S’installe à Genève comme peintre décorateur
1878
Visite le Musée du Prado à Madrid
1891
« La Nuit » fait scandale au Salon de Genève
1897
Théorie sur le « parallélisme »
1900
Médaille à l’Exposition universelle de Paris
1918
Meurt à Genève
À voir
« À propos de Hodler. Regards actuels sur une icône »,
Kunsthaus Zurich, Heimplatz, Zürich (Suisse), du 8 mars au 30 juin.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°774 du 1 avril 2024, avec le titre suivant : Le jour, Ferdinand Hodler

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