Trompe-l’œil

Le Grand Palais voit double

Cache-cache subliminal

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 15 avril 2009 - 972 mots

Avec « Une image peut en cacher une autre », Jean-Hubert Martin sème le trouble dans les espaces des Galeries nationales du Grand Palais. Signées Mantegna, Arcimboldo, Dalí­, Duchamp ou Markus Raetz, les œuvres réunies, qui contiennent un ou plusieurs sens cachés, invitent le visiteur à ouvrir l’œil…

PARIS - Les visiteurs des Galeries nationales du Grand Palais, à Paris, ne manqueront pas d’être surpris, amusés, déroutés voire bousculés par la nouvelle proposition de Jean-Hubert Martin. Fidèle à sa réputation d’agitateur d’idées, le conservateur signe, une fois encore, un parcours détonnant. Le visiteur est prévenu : attention, « Une image peut en cacher une autre ». La démonstration réunit des œuvres comprenant un ou plusieurs sens cachés : des anamorphoses ; les fameux êtres composites d’Arcimboldo ; les « images à figurations multiples » de Dalí, maître absolu du genre ; et d’autres, moins attendues, comme ces miniatures mogholes, estampes japonaises, pierres minérales, racines ou bois anciens. Pour y voir clair, le visiteur dispose du strict minimum, c’est-à-dire de cartels sommaires donnant la réponse aux plus impatients. À l’image des œuvres qu’il expose, le parcours comporte plusieurs degrés de lecture. S’il n’est pas question de résoudre L’Énigme sans fin (1938) de Dalí, on pourra se poser une multitude de questions, sortir du schéma traditionnel de l’exposition. À condition de bien vouloir s’en donner la peine.

Hiatus, soubresauts  et paradoxes
En 2003, une première version de la manifestation avait été organisée au Museum Kunst Palast à Düsseldorf – une institution que Jean-Hubert Martin a dirigée jusqu’en 2006 – sous le titre « Dalí et les magiciens de l’ambiguïté ». Déjà l’« ambiguïté » était l’un des maîtres mots de l’affaire. Ainsi, cette image à cannelures, représentant Jésus ou Marie selon l’angle par lequel on l’aborde, n’est-elle pas plus intéressante dans cet entre-deux de la vision où apparaît un être androgyne, cet infime moment où l’astuce se dévoile sans se révéler complètement ? Comme le souligne dans le catalogue Jean-Hubert Martin, « l’ambiguïté n’est pas un supplément apporté à la création, elle en est le fondement ». Et c’est à travers cette notion que se dessine aujourd’hui au Grand Palais une autre histoire de l’art. Celle qui, en dehors des sentiers battus de « l’histoire positiviste et [de] l’art savant », tient compte « des hiatus, des soubresauts chaotiques et des paradoxes de la création ». Et de préciser : « peut-être cette exposition a-t-elle une chance aussi de se rapprocher d’un public lassé de se voir asséner un historicisme de plus en plus pesant, comme si l’œuvre ne trouvait sa valeur que dans son histoire ».
Dans ces œuvres à figurations multiples, l’artiste s’amuse, mais il donne aussi sa vision du monde, s’autorise à représenter l’interdit, bouleverse l’ordre établi. Pour l’historienne et commissaire associée Jeanette Zwingenberger, avec ses compositions, Arcimboldo élève le genre de la nature morte – à l’époque mineur – à celui, plus noble, du portrait officiel. À la Renaissance, les artistes ont expérimenté cette notion d’ambivalence avec des formes volontairement fantaisistes comme le rocher-visage. Les profils humains se devinent plus ou moins aisément dans les toiles et gravures de Mantegna, Dürer, Piero di Cosimo ou Cosme Tura. Loin d’être le fruit de la seule imagination, ils répondent à des codes complexes, souvent destinés à des initiés. Herri met de Bles (vers 1500-1560), paysagiste religieux flamand, adepte de l’image double, fait de ses tableaux le « lieu d’une conversation où l’œil s’exerce au défi visuel d’énigmatiques ruses sacrées », explique le co-commissaire Michel Weemans. L’historien n’hésite pas à qualifier son œuvre « d’exégèse visuelle », prenant pour exemple La Vocation de saint Pierre, où apparaît dans la roche le profil d’un aigle, animal symboliquement associé à la figure de l’apôtre. Les artistes modernes reprendront à leur compte le procédé, comme en témoignent la femme lascive émergeant de la Côte escarpée (1890-1892) de Degas ou l’autoportrait de Gauguin dessiné par le rocher du paysage Au-dessus du gouffre (1888). Le XXe siècle est marqué par les audaces de Dada et des surréalistes, par les images doubles de Dalí et de Marcel Duchamp. Dans son Allégorie de genre (1943), l’inventeur du ready-made assimile le portrait de George Washington à une carte géographique des États-Unis, le tout étant confectionné à l’aide de gaz tâché, papier gouaché et découpé. Commandée par le magazine Vogue, l’œuvre sera refusée par le directeur artistique du magazine y voyant la présence d’une « serviette hygiénique souillée ». Pour la partie contemporaine, Jean-Hubert Martin a convié Jean-Jacques Lebel, avec un collage 1936 (1962), ou encore les créateurs britanniques Tim Noble et Sue Webster, dont l’ombre projetée de leur sculpture British Wildlife (2000) – un amas d’animaux empaillés –, révèle les profils des deux artistes en extase. Le Suisse Markus Raetz, digne héritier d’Arcimboldo, Dalí ou Magritte, conclut la visite avec ses « méta-images » : un « Yes » devient « No » dès lors qu’on le contourne, le personnage au chapeau reflète un lapin dans la glace et Alice, tout juste terminée pour l’exposition, se joue des matériaux dans un miroir qui clame son nom. L’œuvre achève de semer le trouble dans les esprits. Pris au jeu, gagné par le doute, le visiteur renonce définitivement à une vision univoque du monde.

UNE IMAGE PEUT EN CACHER UNE AUTRE, jusqu’au 6 juillet, Galeries nationales du Grand Palais, 3, av. du Général-Eisenhower, 75008 Paris, tlj sauf mardi, 10h-20h et 22h le mercredi, www.rmn.fr. Un colloque est prévu le 10 juin sur « Le paysage anthropomorphe à la Renaissance ». Catalogue, éd. RMN, 416 p., 54 euros, ISBN 978-2-7118-5613-8.

UNE IMAGE PEUT…
Commissaire : Jean-Hubert Martin, conservateur général
Commissaire adjoint : Dario Gamboni, historien de l’art
Commissaires associés : Michel Weemans, historien de l’art ; Jeanette Zwingenberger, historienne de l’art ; Thierry Dufrêne, professeur d’histoire de l’art contemporain, Nanterre
Nombre d’œuvres : 250

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°301 du 17 avril 2009, avec le titre suivant : Le Grand Palais voit double

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