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La naissance de la sculpture gothique

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 21 novembre 2018 - 970 mots

PARIS

À Paris, le Musée de Cluny profite d’espaces libérés pour mettre en lumière, à travers près de 130 œuvres, la genèse de la sculpture gothique qui se développa en Île-de-France et au-delà de 1135 à 1150. Six clés pour comprendre.

1 - Tête de statue-colonne : un prophète

Entre 1135 et 1150 émerge un art hybride, dans le sillage de la mutation architecturale qui bouleverse le Nord de la France et particulièrement le domaine royal capétien. Au gré des chantiers et à la faveur de la circulation des artistes et des modèles, la genèse de la sculpture gothique s’écrit ainsi entre Saint-Denis, Chartres et Paris. Le chantier pionnier est celui du portail de la façade occidentale de l’abbatiale dionysienne. Deux formules qui feront florès y voient le jour : le portail à triple entrée, qui évoque l’arc de triomphe antique et le concept de Trinité, et la statue-colonne. De ces mythiques statues hautes de 2,30 m, hélas détruites au XVIIIe siècle, ne subsistent aujourd’hui que six têtes. Leur modelé vigoureux et leurs yeux globuleux, encore tributaires de la tradition romane, contrastent fortement avec le traitement raffiné des surfaces. Les barbes et les chevelures, finement peignées, et la finesse des éléments orfévrés traduisent en effet une aspiration nouvelle.

2 - Statue-colonne : Reine de l’Ancien Testament

Si la statue-colonne est inventée à Saint-Denis, elle trouve à Chartres une expression plastique plus accomplie, nourrie d’influences stylistiques très variées allant des références clunisiennes aux codes de l’art byzantin. La formule de la statue-colonne est vraisemblablement importée par des sculpteurs ayant travaillé sur le chantier dionysien et immédiatement transposée dans le décor du portail royal de la cathédrale Notre-Dame de Chartres ; mais librement adaptée. Les sculpteurs chartrains allongent en effet encore ces longues silhouettes en évoquant les volumes du corps par de très fins réseaux de plis parallèles. Tandis que les visages sont dotés d’une expressivité intense et d’une grande spiritualité. Le modèle de la figure féminine, coiffée d’une grande tresse et portant une longue ceinture, connaîtra notamment une impressionnante postérité et sera repris dans de nombreux portails. Tout comme le traitement végétal particulièrement foisonnant élaboré dans le laboratoire de Chartres.

3 - Colonnette quadruple historiée et torsadée

Le caractère éminemment novateur du portail royal de Chartres provoque une véritable onde de choc qui se propage à une rapidité stupéfiante. En quelques années, ce prototype essaime ainsi de manière plus ou moins littérale dans le bassin parisien, mais aussi en Champagne et dans le domaine des Plantagenêts. Les monuments à proximité immédiate citent souvent directement le répertoire ornemental de Chartres, comme les piliers des bâtiments monastiques de l’ancienne abbaye bénédictine de Coulombs. Ces derniers reprennent ouvertement les colonnettes torsadées qui encadrent les personnages des portails chartrains. Ces piliers, surmontés de chapiteaux historiés et couronnés d’une frise décorative, offrent tout de même de belles variations par rapport au modèle initial avec leurs personnages grimpant le long des colonnettes. Ces étranges figures élancées aux vêtements ajustés apportent une note d’originalité et de fantaisie et témoignent de la grande créativité de ce style nouveau alors en gestation.

4 - Chapiteau d’angle à décor d’oiseaux enroulés dans des rinceaux

Plus encore que par les portails sculptés, l’influence chartraine se diffuse surtout par l’intermédiaire des chapiteaux réalisés jusqu’au mitan du XIIe siècle. Ces éléments lapidaires citent d’ailleurs des motifs provenant de la sculpture monumentale, mais aussi des vitraux et des enluminures de la cathédrale beauceronne. Cette source est notamment perceptible dans le groupe de chapiteaux du chevet de l’abbatiale Sainte-Geneviève de Paris. Ces éléments coiffés de grands tailloirs au décor chartrain surplombaient et ornaient l’espace dévolu à la chasse contenant les reliques de la sainte patronne de la capitale. Lors de la destruction de l’église en 1807, ces éléments ont été préservés par Alexandre Lenoir pour son Musée des monuments français, en raison de leur qualité d’exécution et de leur composition complexe où abondent les rinceaux peuplés d’animaux réels ou fantastiques. Ce délicat décor d’oiseaux enroulés picorant des fruits est un motif emblématique de l’enluminure chartraine.

5 - Statue-colonne : roi de l’Ancien Testament

S’il fallait choisir un terme pour résumer la genèse de la sculpture gothique, ce serait assurément celui d’émulation. Cette brève période, particulièrement dense par son nombre de chantiers, se distingue en effet par une impressionnante dynamique d’émulation entre maîtres d’œuvre, sculpteurs et commanditaires. La vive concurrence entre d’importants lieux de pouvoir a conduit à inventer des formes nouvelles selon une logique complexe d’emprunts et de ruptures. Entre Saint-Denis et Chartres, cette stratégie est particulièrement frappante, car on assiste à des échanges circulaires ; les artistes se déplaçant d’un chantier à l’autre en étoffant à chaque étape leurs carnets de modèles. La statue-colonne du cloître est révélatrice de cette rivalité, car il s’agit d’une formule inventée à Saint-Denis, mais complètement redéfinie à Chartres. Lors de ce chantier, l’abbaye dionysienne tente de reprendre la main en repensant à son tour le modèle chartrain en le mâtinant d’autres sources d’inspiration.

6 - Statue-colonne : Isaïe

À partir du milieu du XIIe siècle, une nouvelle esthétique plus réaliste s’affirme progressivement. Cette évolution stylistique est le résultat des multiples expérimentations plastiques, menées sur les nombreux chantiers qui fleurissent depuis deux décennies, mais elle est aussi étroitement liée à de nouveaux usages dévotionnels et à une mutation de la pensée théologique favorisant l’humanisme chrétien et donc une représentation plus incarnée des figures bibliques. Les personnages affichent ainsi des traits plus naturalistes, puisant dans le classicisme antiquisant, tandis que leurs visages se singularisent plus nettement. Leur posture est par ailleurs moins hiératique, et leurs corps sont rendus avec plus de vitalité, de vérité, de volume et de mouvement. Ce profond renouvellement iconographique et formel s’opère pour la première fois dans le portail des Valois à Saint-Denis avant d’influencer plusieurs monuments parisiens. Il porte tous les ferments de la sculpture gothique classique.

« Naissance de la sculpture gothique. Saint-Denis, Paris, Chartres 1135-1150 »,
jusqu’au 7 janvier 2019. Musée de Cluny-Musée national du Moyen Âge, 28, rue du Sommerard, Paris-5e. Tous les jours, sauf le mardi, de 9 h 15 à 17 h 45. Tarifs : 9 et 7 €. Commissaires : Damien Berné et Philippe Plagnieux. musee-moyenage.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : La naissance de la sculpture gothique

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