Art contemporain

Evelyne Axell, le pop au féminin singulier

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 31 août 2020 - 1654 mots

Elle trône en bonne place dans l’exposition collective « Les amazones du pop » au Mamac de Nice. Evelyne Axell, la Warhol belge, a traversé les années 1960 telle une comète, laissant derrière elle une poussière d’étoile de plus en plus visible.

Fulgurant et bref fut le parcours d’Evelyne Axell, dont l’étoile ne brillera que sept ans, en plein cœur des sixties, pour s’éteindre prématurément et brutalement en 1972, suite à un accident de voiture. Alors comédienne et actrice, Evelyne Axell se tourne vers l’apprentissage de la peinture après sa rencontre avec René Magritte, qui lui fut présenté par le cinéaste Jean Antoine au début des années 1960. Si elle apprend aux côtés du maître belge le métier classique et la tradition de la peinture à l’huile, Evelyne Axell n’en demeurera pas moins attirée par l’exaltation d’une nouvelle modernité. À l’instar des artistes de sa génération, du Nouveau Réalisme au pop art ou à la Figuration narrative, elle embrasse les bouleversements formels, politiques et existentiels de la société qui est en train de naître. Par sa sensualité vitaliste et son « extroversion hédoniste », Evelyne Axell a tenté de saisir le « frisson » de cette vie moderne dans une époque où, comme l’a écrit Pierre Restany, « jamais l’art ne s’était aussi rapproché de la vie, à travers l’appropriation de la nature moderne, urbaine, industrielle, médiatique ».

Un goût pour la modernité

En prise directe avec son temps, Evelyne Axell s’approprie tout un pan de ce que génère la société post-industrielle et consumériste : un style de vie urbain, des sujets volontiers populaires (nus féminins greffés aux motifs de l’automobile, échos aux magazines féminins et aux revues érotiques, à Barbarella ou à Tarzan), mais aussi bien sûr des nouveaux matériaux et techniques. En 1963, elle se libère de l’usage de la peinture à l’huile. À l’instar de Martial Raysse ou d’Andy Warhol, elle exalte la beauté aseptisée du neuf, sort du cadre limité de la toile pour intégrer des objets, utilise des matières et des résines synthétiques : fourrure, polyes-ter, Formica, Plexiglas, émail pour carrosserie de voiture, etc. Attirée par la sérigraphie et les modes industriels de reproduction mécanique, elle écrit le 10 septembre 1971 : « Je veux créer des images disponibles à portée de tous les désirs et dont le clinquant stimule l’appétit des foules. Mon rêve : diriger une usine où des machines perfectionnées découperaient, peindraient, agenceraient des matériaux translucides, fluorescents, irradiants, selon mes ordres et ma volonté ! Une usine au service de la fantaisie de l’érotisme d’où sortiraient à la chaîne des œuvres qui se vendraient dans les supermarkets. » Ce n’est pas un hasard si l’artiste belge fut parfois surnommée la « Warhol au féminin » et que son style acidulé et coloré fut rattaché au pop art ! Toutefois, il est difficile de réduire le travail d’Evelyne Axell à une étiquette. Déjà parce que l’artiste a tenté d’affirmer sa singularité en renouvelant les possibilités plastiques inhérentes aux matériaux synthétiques – ici matité et opacité, là transparences opalines – et parce qu’elle a cherché à assimiler, sans doute du fait de sa formation, l’apport d’une tradition européenne, qu’elle revivifie à l’aune de la modernité et d’une culture populaire. De par son caractère parfois linéaire et stylisé, de par son humour aussi, sa vision de l’érotisme s’inscrit dans la tradition de l’art belge, celle de l’Art nouveau mais aussi celle des symbolistes (Félicien Rops) ou des surréalistes (Magritte, Delvaux).

69 année érotique

Les années 1960, c’est avant tout un vent de contestation libertaire qui souffle sur le paysage politique, sociétal, intime. Moment marqué par une libération des mœurs, de la condition de la femme et de l’expression du désir érotique en général. À l’instar des artistes de sa génération, cette question de l’érotisme est au cœur du travail d’Evelyne Axell. Toutefois, inscrite dans une visée féministe, sa démarche se distingue de la vision de ses confrères artistes, majoritairement masculins. Chez elle, pas de trivialité crue. Pas de représentation de la femme vue à travers le filtre du fantasme masculin, souvent perçue comme un corps-objet, un objet de consommation. Chez elle, réside plutôt de la douceur et une pointe d’humour. Plutôt de la délicatesse. Ce qu’Evelyne Axell exprime en représentant le corps de la femme, et le sien particulièrement ? Une célébration du corps féminin et de la sexualité. Sans complexes ni tabous. Libre des conceptions culpabilisantes et de la notion de péché. En pleine conscience et maîtrise de ses propres désirs. Et si l’artiste représente dans une série réalisée en 1966 le rapport du nu féminin à l’automobile, cela répond à une même forme de célébration féministe. Ainsi dans cette série, écrit Pierre Restany : « Quelle que soit l’importance de l’objet manufacturé, il n’opprime pas, il n’oblitère pas le corps, il coexiste avec lui. Erotomobile figure deux corps nus étendus dans l’espace, têtes réunies joue contre joue. Un pneu rouge centre l’amorce du baiser. Cette sensation d’autonomie du corps en accentue la disponibilité érotique […]. L’érotisme d’Axell est une part intégrante du folklore urbain et de la nature moderne. Il est pleine appétence, “amour” au sens sociologique du terme. Le rite de la volupté est devenu langage du désir […]. Ce parti pris d’extroversion érotique s’affirme tout au long de l’œuvre. Qu’elle soit odalisque, persane, tchèque ou petite féline rose, la femme d’Axell affirme dans la souple immanence de sa présence son droit à porter témoignage de l’organique pérennité du désir. »

Paradis et hédonisme

Ce désir de liberté et de jouissance hédoniste va s’incarner dans des représentations de paysages d’aube au caractère paradisiaque, ici jungles luxuriantes, là plages d’îles désertes. Cette vision édénique d’un retour de l’homme à l’état de nature s’impose dans les années 1970-1972. Sans doute le dernier grand voyage d’Evelyne Axell en a-t-il été le déclencheur : après avoir retrouvé au Guatemala un « oncle d’Amérique » perdu, l’artiste amorcera ce cycle de travail qui fait écho à une sorte de retour éternel. Retour de l’homme sur lui-même, replié sur une vérité intérieure, sur l’amour de soi et de la nature. Dans ses paysages subsiste en effet un caractère suspendu, intemporel. Faits de volupté et de calme, le corps féminin s’y harmonise avec une nature paisible : forêts luxuriantes et plages peuplées d’oiseaux de paradis, baignées dans la douce splendeur de soleils couchants ou de clairs de lune. Pierre Restany notera à ce sujet : « L’érotisme serein qui se fait jour préfigure l’utopie de l’amour-roi […]. La femme d’Axell s’intègre subtilement au paysage érotiquement paradisiaque, elle fait part intégrante de la configuration d’une utopie imminente : l’arrêt du temps dans la satisfaction du désir. Et c’est sans doute la leçon fondamentale que nous donnent à méditer les paysages d’Arcadie tropicale de la fin. » Ces représentations, à nouveau, s’inscrivent dans le double héritage qui caractérise le travail d’Evelyne Axell. Elles sont empreintes de référents à une culture populaire : éden hollywoodien de bande dessinée où l’on imagine Jane rencontrer Tarzan, paysages paradisiaques aux allures de clichés stéréotypés dont usent les agences de voyages à destination du tourisme de masse. Mais elles renvoient aussi à une longue tradition littéraire et picturale – quête de l’ailleurs, Éden perdu à retrouver, âge d’or d’une humanité vivant en harmonie avec la nature – dans laquelle s’inscrivent de nombreux peintres, des symbolistes à Gauguin ou Matisse. C’est dans l’exploration de ces terres paradisiaques que s’est achevée l’aventure créative d’Evelyne Axell, morte en 1972 dans un accident de voiture. Après cette brutale disparition, plus de trente ans ont passé pendant lesquels son nom, en dehors de la Belgique, est resté ignoré du monde de l’art et du grand public. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que certaines publications et expositions lui ont apporté une reconnaissance plus officielle et internationale : en France, en Allemagne, à Bruxelles, à Vienne ou à New York, nombre de manifestations collectives ou rétrospectives ont porté un regard sur l’œuvre de l’artiste dans sa diversité, révélant au public tableaux et collages, mais aussi dessins préparatoires et documents témoignant des méthodes de travail de l’artiste. Vague de réévaluation d’une œuvre qui a bénéficié d’un contexte favorable aux conquêtes féministes grâce auxquelles le travail des femmes a gagné en visibilité. À l’aune d’une réécriture de l’histoire de l’art, le parcours d’Evelyne Axell est aujourd’hui reconsidéré, aux côtés des grands noms du pop art, passant de l’ombre à la lumière.

Féminisme pop à Nice

L’air du temps est aux conquêtes féministes ! L’une des victoires de ces luttes ? La multiplication, ces dernières décennies, de publications et d’expositions qui entendent reconsidérer la juste place des femmes artistes dans l’écriture de l’histoire des arts. Le Mamac s’inscrit dans cette tendance en proposant une exposition qui entend remettre à l’honneur les « amazones du pop », artistes femmes qui ont contribué à l’histoire du mouvement. De manière inédite en France, cette manifestation collective réunit les œuvres de toute une génération européenne et nord-américaine qui, sur les pas de Niki de Saint Phalle (figure emblématique de la collection du musée), a participé à l’émergence du pop, entre 1961 et 1973. Parmi les artistes présentes, on trouvera Evelyne Axell dont la riche actualité, ici et ailleurs, entend revoir l’importance au sein du mouvement pop. L’exposition de Nice s’organise en trois temps. Deux thématiques renvoient particulièrement aux visions féministes : ici des héroïnes provocatrices, pleines de sex-appeal, maîtresses de leurs fantasmes, remettent en question une image passive de la femme ; là la condition de la femme au foyer et la modernité du logis sont suggérées dans une perspective critique, entre bien-être matérialiste et enfermement sexiste. Le troisième volet s’ouvre plus généralement sur le contexte historique et politique qui a marqué les sixties, entre conscience critique et projections utopistes.

Amélie Adamo

 

« She-Bam Pow POP Wizz ! Les amazones du pop (1961-1973) »,

du 3 octobre au 28 mars 2021, Musée d’art moderne et contemporain (Mamac), place Yves-Klein, Nice (06). Du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h. Tarif : 10 €. Commissaires : Hélène Guenin et Géraldine Gourbe. www.mamac-nice.org

1935
Naissance à Namur, Belgique
1956
Épouse Jean Antoine, réalisateur et l’un des fondateurs de la télévision en Belgique. Commence une carrière de comédienne
1963
Se tourne vers la peinture et devient l’élève de René Magritte. Découverte à Londres du pop art, qu’elle adopte et adapte à sa vision féministe. Elle délaisse la peinture à l’huile pour les matériaux synthétiques
1969
Première femme à recevoir le Prix de la jeune peinture belge
1972
Meurt dans un accident de voiture le 10 septembre, en Belgique
1978
Exposition personnelle Evelyne Axell au Palais des beaux-arts de Bruxelles
2000
Exposition « Evelyne Axell, 1935-1972, l’amazone du pop art » , au Centre Wallonie-Bruxelles, à Paris
2006
Première grande rétrospective de l’artiste en France, « Evelyne Axell. Du viol d’Ingres au retour de Tarzan » , Musée d’art Roger-Quilliot, à Clermont-Ferrand
2020
Du 3 octobre au 28 mars 2021, « She-Bam Pow POP Wizz ! » , exposition collective au Mamac de Nice. Exposition individuelle « Evelyne Axell: Body Double » , au Muzeum Susch, en Suisse, du 1er août au 6 décembre

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°736 du 1 septembre 2020, avec le titre suivant : Evelyne Axell, le pop au féminin singulier

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