Art moderne

Musée d’art moderne de la Ville de Paris

Derain et le trouble moderne

Cinquante ans de peinture pour traverser l’histoire

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1994 - 761 mots

La rétrospective André Derain présentée au Musée d’art moderne de la Ville de Paris est, de bien des points de vue, une révélation. Trente ans après sa disparition, le parcours du peintre s’offre dans une secrète cohérence que le choix rigoureux des œuvres et leur juste présentation accentuent opportunément.

PARIS - On a souvent rappelé (voir le JdA n° 8, novembre) l’extrême importance d’André Derain dans la première moitié du siècle, et l’oubli symétrique dans lequel la vulgate moderniste l’a tenu pendant de longues décennies. Une même raison à cela : Derain était imprévisible ; il demeure inclassable, il échappe à tout contrôle, à toute vision unifiée de l’art et de l’histoire, et, suprême défaut, il déçoit les attentes que peut susciter tel ou tel tableau. Il peint sans retour, et, du début à la fin de sa carrière, manifeste un certain dédain pour l’exploitation de l’invention.

Il est, en revanche, d’une indéfectible curiosité, d’un appétit lucide pour les moyens qu’offre la peinture. L’exposition organisée par Suzanne Pagé au Musée d’art moderne de la Ville de Paris n’a rien d’une pieuse remise en valeur, encore moins d’une vindicative relecture de l’histoire ou d’une quelconque remise en ordre – excès dont se parent comme d’autant de vertus nombre de "réhabilitations". Nul sous-entendu ici, mais plus simplement le désir de revoir ce qui se trame dans cette œuvre complexe, d’en comprendre, sinon la logique, du moins la secrète cohérence qui la porte.

Le fauve des Fauves
Revoir est à prendre dans le plein sens du terme, puisqu’une grande majorité des tableaux provient soit de musées étrangers, soit de collections particulières. Difficile de s’expliquer complètement cette singularité qui, cependant, fait encore mieux résonner l’étrangeté de cet artiste, étrangeté plus marquée du sceau de la souveraineté que d’une ambition universaliste.

Plus fauve qu’aucun autre fauve, Derain qui, dans l’Autoportrait à la casquette de 1905, cultive une ressemblance physique avec Gauguin, brûle toutes les ressources de la couleur. Des portraits d’Henri Matisse et de Maurice de Vlaminck aux Trois personnages assis dans l’herbe (1906), en passant par les paysages de Collioure et de Londres, il s’adonne à ce que Louis Vauxcelles appelait une "orgie de tons purs".

Quand, l’un des premiers, il médite la leçon de Cézanne, apportant ainsi une contribution essentielle à l’invention du Cubisme, Derain reste "le Christophe Colomb de l’art moderne" que voyait en lui Gertrude Stein. Dans les différentes versions des Baigneuses (dont celle, bouleversante, du MoMA, ou celle, plus "historique", conservée à Prague), ou dans son Paysage aux Martigues (1908), le cadrage se fait bien plus serré que chez le maître de la montagne Sainte-Victoire. Si, par rapport aux années fauves, la couleur perd un peu de sa violence, elle reste audacieuse et d’une exceptionnelle franchise.

Une peinture gothique ?
S’ouvre une autre période, la plus difficile à apprécier sans doute, et qui, comme telle, fut la plus controversée. Tantôt baptisée gothique, tantôt byzantine, on y voit le peintre revisiter l’histoire et les styles les plus divers. Mais c’est encore un moment d’anticipation sur ce que l’on appellera plus tard le "retour à l’ordre". Et l’anticipation a d’irremplaçables vertus : dans ces œuvres qu’un regard superficiel pourrait qualifier de régressives, Derain continue de prendre des risques (en particulier dans l’emploi de la perspective), persiste à donner à son art des bases inédites et incertaines qui rendent toutes les directions possibles.

Le peintre reste pourtant son propre guide, se contentant d’indiquer les chemins sans daigner les suivre lui-même. Son Autoportrait de 1913, où il se représente avec une palette immaculée à la main, dit assez l’orgueil et l’inquiétude qui l’habitent, comme son souci de se tenir à l’écart de toute séduction esthétique. Une certaine tristesse, un certain désabusement sont les corollaires de cette indépendance : dans ses portraits (Les Deux Sœurs, Portrait de Madame Lucie Kahnweiler), dans ses nus des années 1923-1925, le regard est figé, absent, comme si plus rien ne devait survenir, comme si le temps des révolutions était définitivement révolu. Et pourtant, il saura réveiller toute la sensualité de ses modèles dans les années trente, en même temps que le mystère de la peinture, auquel il donne son intensité tragique avec le puissant Autoportrait à la pipe  de 1953.

"André Derain : le peintre du trouble moderne ?", Musée d’art moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 19 mars. Catalogue publié par Paris-Musées, 496 p., 390 F.

Patrice Bachelard, Derain, un fauve pas ordinaire, coédition Découvertes Gallimard/Paris-Musées, 128 p., 72 F.

André Derain, Lettres à Vlaminck, texte établi et présenté par Philippe Dagen, Éditions Flammarion, 240 p., 295 F.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°9 du 1 décembre 1994, avec le titre suivant : Derain et le trouble moderne

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