D. D. Duncan - « J’ai pris ma première photo de Picasso dans sa baignoire ! »

Par Lina Mistretta · L'ŒIL

Le 23 avril 2012 - 1450 mots

Reporter de guerre américain né en 1916, David Douglas Duncan
se souvient, à l’occasion de son exposition roubaisienne, de la complicité qui l’a uni à Picasso à partir de 1956. Récit. Propos recueillis pas Lina Mistretta

Lina Mistretta : Vous rencontrez pour la première fois Pablo Picasso à Cannes en 1956. En quelles circonstances avez-vous été amené à le photographier ?
David Douglas Duncan : Je travaillais avec mon ami Robert Capa à Life Magazine. En 1947, nous étions à Istanbul et nous photographions l’armée turque, à la frontière avec la Russie. Capa me dit lors d’une de nos discussions : « Lorsque tu retourneras à Rome (j’y habitais à cette époque), passe par Cannes et va voir mon ami Picasso à la villa La Californie… » En 1956, je venais de démissionner de Life Magazine. Je partais en reportage au Maroc. Je suis passé par Cannes, j’ai appelé Picasso, j’ai eu Jacqueline qui m’a proposé de venir immédiatement. J’y suis allé.
Jacqueline Picasso, habillée en noir, m’a accueilli et, sans mot dire, m’a dirigé vers la maison. J’ai commencé à lui parler espagnol mais elle parlait très bien anglais. Nous sommes montés. Picasso était dans son bain. Je lui ai offert une bague surmontée d’une pierre rapportée d’Afghanistan. Il l’a prise sans un mot. Je lui ai dit : « J’ai un appareil dans ma voiture, je peux vous prendre en photo ? » ll était d’accord. Je suis remonté et j’ai pris ma première photo de Picasso dans sa baignoire !

L.M. : Pourquoi avoir attendu près de dix ans, de 1947 à 1956, pour rencontrer Picasso ?
D. D. D. : Parce que j’étais occupé ! J’ai travaillé pour Life Magazine durant douze ans. Mon métier de reporter-photographe m’a fait parcourir le monde entier : Corée, Viêt Nam, Palestine, Maroc, Afghanistan, Pakistan, Indonésie, Arabie saoudite... Picasso était à cette époque juste une histoire, une histoire parmi tant d’autres. Entre 1956 et 1960, j’ai travaillé à Moscou où je photographiais les trésors de Russie au Kremlin. Mais, durant cette période, j’allais voir Picasso quand je revenais en France. Mon travail m’accaparait énormément et je n’avais aucune conscience à ce moment-là de ce que serait la suite de mon travail auprès de Picasso !

L.M. : En 1956, saviez-vous qui était Pablo Picasso ?
D. D. D. : Je ne savais rien de lui. Absolument rien. Picasso représentait pour moi juste un nom célèbre, comme Einstein ou Neil Armst-rong. J’avais visité une exposition de lui à Moscou, mais je ne l’avais jamais croisé. Il était pour moi un homme qui peignait ! Ce qui m’a fait le rencontrer, c’est tout simplement la curiosité. Je suis journaliste, c’est mon métier de rencontrer des gens célèbres, qu’ils soient joueurs de tennis, scientifiques, politiques ou artistes. Avant lui, j’avais eu l’occasion de rencontrer de nombreuses personnalités : Khrouch-tchev, Nixon, Kissinger, Nasser… Pour moi, Picasso était juste un nom.

L.M. : Pablo Picasso savait-il, en revanche, qui vous étiez ?
D. D. D. : Je n’en ai jamais eu aucune idée ! Nous ne parlions ni de guerre ni de politique. Je suppose qu’il m’aimait bien. Nous parlions peu. Il faut restituer tout cela dans le contexte de l’époque : les gens, très nombreux, qui gravitaient autour de Picasso (tout le monde voulait le voir !) constituaient une sorte de pyramide : Picasso était tout en haut de cette pyramide puis venaient des amis, comme Luis Dominguín, des artistes, des écrivains, comme Jean Cocteau, des marchands. Il y avait aussi de nombreux photographes, dont Man Ray, et j’étais de ceux-là, avec André Villers… Un jour, cependant, j’ai apporté le livre que j’avais fait sur la guerre de Corée, This is War!, un photographe présent l’a ouvert, Picasso regardait défiler les photos, choqué. J’ai pris la photo de son regard à ce moment-là ! [Cette photographie fait partie de l’exposition de La Piscine.]

L.M. : Votre ami André Villers a aussi photographié Picasso, vous lui avez du reste consacré un ouvrage intitulé Un jardin secret, illustré des créatures à la fois drôles et fragiles qu’il a réalisées en carton sculpté. Pouvez-vous nous parler de lui ?
D. D. D. : André a rencontré Picasso en 1953. Il est intéressant de savoir en quelles circonstances : André était soigné depuis cinq ans au sanatorium de Vallauris pour une tuberculose osseuse. Il est resté dans une coque en plâtre pendant cinq ans. Lorsqu’on l’a libéré de sa gangue, son médecin l’a incité à remarcher et, pour le distraire dans sa rééducation, lui a prêté un appareil photo. André ne savait pas prendre de photos. Un jour qu’il marchait dans Vallauris son appareil à la main, un homme qui le suivait depuis un moment s’approcha de lui. C’était Picasso. Il lui a demandé s’il était photographe. « Non, dit André, je me promène. Je réapprends à marcher. » « Ça vous intéresserait de me photographier ? Vous pourriez vendre ces photos. » « O. k. », dit André. Trois jours plus tard, Picasso lui achetait son premier appareil photo, et c’est ainsi qu’André Villers est devenu photographe ! C’est comme cela qu’était Picasso, le véritable Picasso : un homme généreux. « Qu’est-ce que vous faites ? — Je me promène. — Photographiez-moi ! » Voilà quel genre d’homme était Picasso.

L.M. : Pouvez-vous nous parlerde votre ami Robert Capa ?
D. D. D. : C’était un garçon sympathique. Les gens se posent des questions à propos de cette fameuse photo prise durant la guerre civile espagnole, où un soldat républicain est abattu devant son objectif. Il aurait feint d’être tué. Ce n’est pas vrai. Capa avait 22 ans, et l’Espagne était en guerre ! Avant Picasso, j’ai vécu plusieurs années au Mexique où la mentalité est espagnole. Aucun Espagnol dans ce contexte n’aurait accepté de feindre d’être tué. Jamais. Et aucun directeur photo ne dirait à un soldat : « Je couvre la guerre d’Espagne, faites semblant d’être tué ! » Oubliez cela. Au cours des guerres que j’ai couvertes, j’ai vu des gens se faire tuer comme cela devant moi. Mon expérience de reporter me permet de donner un avis ! Impossible.

L.M. : Comment l’artiste était-il au quotidien ? Y avait-il une grande distorsion entre l’homme que vous côtoyiez et le mythe Picasso ?
D. D. D. : Vous me parlez d’une légende, pour moi ce nom ne signifiait rien. Absolument rien ! Ça ne m’intéressait pas. Il n’y avait pas de mythe. Je n’ai pas pensé une seule seconde que j’avais en face de moi le « mythe » Picasso. Il y avait juste un homme. Ne me demandez pas de vous dire ce qu’il y avait dans ses pensées, comment il faisait ceci ou cela, c’est stupide. Lorsque je photographie Einstein, je n’ai pas besoin de connaître les mathématiques. Si je vous photographie, je ne sais pas ce à quoi vous pensez.
Je suis un photographe ! Regardez mes photos. Tout est dans mes photos. Je photographiais un homme travaillant – il travaillait tout le temps – en compagnie de Jacqueline, dansant, jouant avec ses enfants. En tout état de cause, c’était un homme respectueux avec tout le monde, un gentleman avec les femmes…Vous comprenez, définir un tel homme est impossible. Il est trop grand pour cela. Moi, vous pouvez me définir en deux ou trois adjectifs : lui, c’est impossible !

L.M. : L’interrogiez-vous sur son travail en train de se faire ?
D. D. D. : Nous parlions peu, nous travaillions côte à côte. Une fois je lui ai demandé : « Maestro, quelle est votre période préférée, la bleue, la rose ? » Il a ouvert sa main devant mon visage et m’a dit : « J’ai cinq doigts, quel est mon doigt préféré ? J’ai besoin de mes cinq doigts pour travailler ! »

L.M. : Qu’est-ce qui vous a le plus étonné chez lui ?
D. D. D. : Sa capacité de concentration, de réflexion. Picasso pouvait rester des heures assis, parfaitement immobile, devant son tableau.

L.M. : Parmi les personnages que vous avez photographiés durant votre carrière de reporter, quel est celui qui vous a le plus impressionné ?
D. D. D. : Incontestablement, Picasso. Il était mon professeur. Il m’a appris son art.

Biographie

1916
Naissance de David Douglas Duncan à Kansas City.

1945
Il prend part à la bataille d’Okinawa au Japon comme photographe de guerre avant d’être engagé par le magazine Life.

1950-1953
Il couvre la guerre de Corée.

1956
Rencontre Picasso à Cannes pour une séance photo. Se lie d’amitié avec le peintre.

1967
Reçoit le prix Robert Capa Gold Metal.

1982
Publication de The World of Allah sur le Moyen-Orient où il voyagea pendant dix ans pour Life.

2005
Quitte la presse pour se consacrer à son studio David Duncan Photography.

Information

« Picasso à l’œuvre. Dans l’objectif de David Douglas Duncan » jusqu’au 20 mai. Musée d’art et d’industrie André Diligent, La Piscine, 23, rue de l’Espérance, Roubaix (59).
Tarifs : 7 et 4,5 e. www.roubaix-lapiscine.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°646 du 1 mai 2012, avec le titre suivant : D. D. Duncan - « J’ai pris ma première photo de Picasso dans sa baignoire ! »

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