Art ancien

Autopsie du mythe Léonard

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 26 septembre 2019 - 1400 mots

Si la notoriété de Léonard de Vinci est acquise dès le vivant de l’artiste, le mythe du génie universel, peintre, philosophe et ingénieur, s’est construit progressivement à travers les siècles.

Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780–1867), François Ier reçoit les derniers soupirs de Léonard de Vinci, 40 x 50,5 cm, collection Musée du Palais, Paris
Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780–1867), François Ier reçoit les derniers soupirs de Léonard de Vinci, 40 x 50,5 cm, collection Musée du Palais, Paris

Son visage de vieillard barbu comme celui de la Joconde, son œuvre phare, sont connus aux quatre coins de la planète. Un demi-millénaire après son trépas, Léonard est tout simplement l’artiste le plus célèbre de tous les temps. Et pas seulement, puisqu’il est aussi l’incarnation par excellence du génie universel, ainsi qu’une marque et une icône de la pop culture. Ses aphorismes, qui sont pour beaucoup de pures inventions, se vendent ainsi en compilation et son nom est régulièrement invoqué sur des unes aguicheuses. Une récente couverture du Point titrait par exemple : « Léonard de Vinci : ses leçons pour réussir dans la vie ». Son statut unique et sa célébrité, qui dépasse tout de même l’entendement, ont atteint leur climax. Une apothéose qui doit beaucoup à deux événements récents : le succès tonitruant du Da Vinci Code de Dan Brown, best-seller qui a encore renforcé l’idée ancienne d’un mystère léonardien, mais aussi la vente hors norme du très débattu Salvator Mundi, devenu en 2017 l’œuvre la plus chère du monde.
 

l’homme avant l’œuvre

La notoriété du maître, si elle est aujourd’hui proprement phénoménale, n’est cependant pas récente ni fortuite. L’édification du mythe, qui a progressivement pris le pas sur la réalité et sur l’œuvre, est, au contraire, une longue construction, une entreprise dont le maître a, au demeurant, été le premier artisan. À telle enseigne que, fait unique dans l’art ancien, la personnalité du créateur était déjà de son vivant plus célèbre que ses créations. « En réalité, la notoriété des œuvres de Léonard, notamment ses tableaux conservés dans les collections françaises, est presque “tardive”, car, jusqu’à une date récente, ils n’étaient accessibles qu’à un cercle restreint d’artistes et d’amateurs. Il faut attendre l’ouverture du Muséum central, en 1793, pour que le public les découvre », remarque Laure Fagnart, chercheuse à l’université de Liège, auteure de Léonard de Vinci à la cour de France. « De plus, ses œuvres, à l’exception de la Cène, n’ont pas été gravées, et donc diffusées, rapidement, contrairement à celles de ses illustres contemporains comme Raphaël, par exemple. La première gravure de la Joconde ne date ainsi que de la seconde moitié du XVIIe siècle. » La Cène constitue d’ailleurs un exemple révélateur, car sa diffusion s’accompagne, dès le Cinquecento, d’un nombre considérable de copies et d’une légende dorée. Une anecdote impossible à vérifier, mais qui en dit long sur l’aura de Léonard, prétend que Louis XII aurait tant admiré cette peinture murale qu’il aurait songé à emporter le mur milanais qu’elle orne.

Un pro de la communication

La personnalité de Vinci et son statut d’artiste aux nombreux dons émergent en revanche précocement. « Très tôt apparaît cette image de l’artiste philosophe, du personnage aux talents multiples. C’est une image qui se construit du vivant de Léonard, et consciemment », souligne Laure Fagnart. « Lui-même y participe activement en faisant circuler un autoportrait supposé qui le montre en Platon. » De fait, dès le XVIe siècle, la perception de Léonard évolue considérablement, comme le rappelle Stefania Tullio Cataldo dans le catalogue de « 1519 la mort de Léonard, la naissance d’un mythe », la remarquable exposition qui vient de s’achever au château d’Amboise. « Initialement considéré comme un peintre de cour cultivé et élégant, il est alors assimilé aux plus grands artistes de l’Antiquité. Puis s’affirme progressivement l’image de l’“Archimedeo ingenio”, du mathématicien et philosophe apparenté aux grands Anciens. C’est ainsi, sans doute, que Raphaël le représente en 1509 dans L’École d’Athènes sous l’aspect d’un Platon indiquant, d’un geste tout léonardien, le monde des idées. » Cette image officielle véhiculée par l’artiste, directement ou via ses assistants, est aussi construite à travers son apparence savamment travaillée : sa barbe, sa chevelure mais aussi son look. Des sources anciennes précisent notamment qu’il privilégie des vêtements le singularisant par rapport à la mode de l’époque.

Ce que n’avait sans doute pas anticipé ce communicant avant la lettre, c’est que ses biographes poursuivraient avec une telle assiduité sa stratégie et bâtiraient si vite un tel mythe. « Dès les années 1550, les biographes, et notamment Giorgio Vasari dans ses Vies,élaborent ce mythe du génie », explique Pascal Brioist, professeur d’histoire à l’université de Tours, qui détricote avec brio l’idée galvaudée et fausse de génie universel qui colle à la peau du maestro dans Les Audaces de Léonard de Vinci. « Il faut avoir à l’esprit que Vasari écrit une sorte de plaidoyer pro domo quand il met en avant cette notion d’artiste génial et inspiré qui correspond à la figure idéale de l’artiste moderne qu’il veut promouvoir. »

Vasari, particulièrement, le porte au pinacle et insiste sur la fascination que le peintre exerce sur les puissants, en écrivant que tous les grands de ce monde voulaient le prendre à leur service. À commencer par le plus important roi d’Europe, François Ier, qui aurait, selon le biographe, recueilli le dernier soupir du peintre. Une fable, dont le but est de placer l’artiste au même niveau que le souverain ; du jamais-vu. Cette vision d’un nouvel Appelle fera d’ailleurs florès et sera un thème iconographique très en vogue trois siècles plus tard et, encore aujourd’hui, une vignette illustrant les livres d’histoire !

Au XVIIe siècle, la popularité de Vinci connaît un nouveau pic avec la parution de son Traité de la peinture, un discours extrêmement articulé sur ce que signifie être un artiste moderne. Preuve du prestige dont il jouit alors, on voit un peu partout des amateurs, ayant en leur possession un tableau du XVIe siècle, vaguement italien, prétendre qu’ils conservent un Léonard.

un inventeur de génie

Cette gloire, dont rêverait déjà n’importe lequel de ses confrères, prend au XIXe siècle un tournant inattendu et spectaculaire. À la faveur de la découverte des écrits et dessins scientifiques de Léonard, l’artiste est propulsé archétype du génie universel qui s’est illustré à la fois dans la géologie et l’optique sans oublier l’anatomie et la botanique. De premiers frémissements se produisent à l’occasion de l’arrivée à Paris de manuscrits conservés à Milan, saisis par les troupes napoléoniennes. Les ouvrages font sensation mais demeurent un épiphénomène limité à quelques savants. La véritable onde de choc se produit en 1883 quand Jean-Paul Richter édite une large sélection des manuscrits de Vinci, leur offrant un retentissement absolument inédit. « À ce moment-là, on découvre qu’en plus d’être un grand artiste et un théoricien, c’est un ingénieur et un savant. Cette découverte a d’autant plus d’impact que l’on est en pleine époque Jules Verne et que l’on est fasciné par l’idée d’un génie qui aurait inventé le futur, les avions, les armes nouvelles, etc. », analyse Pascal Brioist. Cet emballement s’explique également par le contexte éminemment nationaliste de cette période. « Dans les années 1880, les Français et les Italiens sont à la recherche d’un mythe du génie latin à opposer à l’Allemagne qui est alors triomphante. En 1900, par exemple, le philosophe Pierre Duhem, très admiratif de Léonard, essaie de l’imposer comme une sorte de personnage clé entre le Moyen Âge et la modernité. »

Cet engouement pour Léonard et la masse vertigineuse de documents qu’il a laissés (13 000 feuilles !) conduisent alors à une certaine outrance. Du jour au lendemain, on lui prête énormément d’inventions, y compris des choses qui existaient déjà mais que personne n’avait dessinées, ou dont on ne conservait pas de trace. Une profusion d’hypothèses rarement étayées qui a longtemps brouillé les cartes et apporté du crédit à l’idée facile, mais erronée, du génie absolu qui a tout inventé avant tout le monde.

Tous ces projecteurs braqués sur Léonard ont eu pour conséquence d’alimenter le débat et la recherche, mais aussi de l’installer définitivement comme figure incontournable aiguisant l’intérêt de toutes sortes de spécialistes, à la démarche plus ou moins scientifique, renforçant encore la dimension mythologique de Léonard.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, commencent ainsi à circuler des idées qui ont la vie dure sur la dimension mystique et cryptée de l’œuvre et de la personnalité de Léonard, sous la plume de Gautier ou Péladan, pour ne citer qu’eux. Quelques années plus tard, un certain docteur Freud se penche même sur le cas du patient Vinci. Enfin, dans les Années folles, l’artiste devient littéralement un héros romanesque avec le succès du Roman de Léonard de Vinci de Dimitri Merejkovski, inaugurant une mode qui n’a jamais cessé depuis.

« Colloque international Léonard de Vinci, anatomiste, pionnier de l’anatomie comparée, de la biomécanique, de la bionique et de la physiognomonie »,
« Colloque international Léonard de Vinci, anatomiste, pionnier de l’anatomie comparée, de la biomécanique, de la bionique et de la physiognomonie », vendredi 11 (Château Royal d’Amboise) et samedi 12 octobre 2019 (Château du Clos Lucé), de 9 h à 20 h. Entrée libre. Organisé par l’Institut de Paléontologie Humaine et par la Richard Lounsbery Foundation. www.fondationiph.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°727 du 1 octobre 2019, avec le titre suivant : Autopsie du mythe Léonard

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